"As-tu reconquis ton esprit? Ou est-il encore sous le joug de ta colère?"

Le silence passe, pèse, ne s’enfuit et s’impose encore. L’obscurité l’accompagne, en sœur liée, oppressante, et de même froideur ; elle aussi fait de la prison un lieu de perdition mutique où règne l’absence, où règne l’oubli. Des ennemis au Roi dément s’entassent ici ; des êtres qui n’ont pas connu la rage de l’exécution immédiate, mais qui, payant de leur survie, doivent à présent se séparer de leur raison ; l’encagement les tient tous là, cloués dans de ridicules cellules, où personne ne vient jamais les voir, car là haut, déjà a-t-on effacé leur existence des mémoires. Toutefois, il en est un parmi eux qui fait peu cas du néant lui tenant lieu de cage, car il est roi de la poussière, il est la mémoire du monde, et ses geôliers ne sont que des fous trop pressés de vivre et s’éteindre.
Et le voici toujours, dans cette nuit glaciale, et mutique, et sans impatience, ne se livrant au désespoir ni à la détresse, assis sur le sol en tailleur, ses yeux fermés, l’esprit habité des songes. L’Aïeul se maintient sur les flots de sa conscience, et ne pense à hier ni à demain ; il se fige dans l’éternel présent de son enfermement, mesure chacune de ses respirations, ressent chaque battement de cœur, chaque frémissement contre sa peau, et ne se lasse de ceci, jamais.
Le vieil homme est de l’essence d’éternités ; le temps consacré aux choses vaines ne lui est rien.

À un moment, semblable à tous les autres, viennent des pas. Une aura dans les ombres, que l’Ancien a repéré approcher depuis longtemps. En identifier le propriétaire ne lui est guère plus difficile ; il s’agit du garçon, le premier protecteur de la ville ; celui qui, conscient de sa vacuité, en a retiré la plus simple des humilités. À son égard, Vilmar ne conçoit de haine ; néanmoins, le sentir approcher n’éveille pas non plus la moindre joie. Le chétif soldat, quoique dissimulé par l’obscurité, n’en est pas pour autant invisible : en ces lieux ternes, sa puissance spirituelle s’y détache comme un phare. Du bruit sur le sol ; le garçon s’assoit et ne dit mot quelques minutes durant, avant de se décider à interroger le souverain déchu.
Et pour seule réponse n’obtient-il qu’un mutisme résigné.
Le silence passe, pèse, ne s’enfuit et perdure encore.

Les longs instants s’écoulent par milliers sans rien que ne change ; le vieillard demeure muet, et s’acharne à ne rien dire, montrant par là-même qu’il demeure aussi inflexible qu’au cours de leur première rencontre. Car il n’est des mots plus justes dans la désapprobation que le renoncement à la parole. Aussi se tait-il, laissant aller la question à demeurer sans réponse dite.
Cependant, par respect, il daigne ouvrir les yeux ; ceux-ci sont deux diamants irradiant d’une lumière intérieure ; deux perles luisantes sur fond d’ombres, et elles fixent le chétif guerrier d’un regard sans iris, pâle et empli de jugement.
Soudain, les ténèbres se meurent et deux sphères crépitantes illuminent chacune des mains du colosse ; sphères de foudre furieuses, elles projettent un jeu de clair obscur dans la cellule, laissant voir le visage fermé et résolu de l’Aïeul qui, toujours sans ne rien dire, contemple son interlocuteur. Cette rage contrôlée imprimée dans ses traits, cette dureté figée sur laquelle se jouent les ombres, sont bien plus parlantes que le sont les mots.
Au creux des doigts de l’Antique luisent les explosions, et l’envie ardente de les en relâcher.

Le silence se vend, se vend au prix de l'or,
Celui qui le garde, jalousement, a tort.
Le nom n'est pas pour soi, mais pour que, à la fin,
L'on se souvienne de, qui a porté demain.

Pendant un instant, le souverain s’était senti happer par une fureur aveugle, et durant moins d’une éphémère seconde, il s’était vu libérer son feu sur l’impertinent jeune homme, pour le consumer là, en un fracas, et le faire taire à jamais. Il s’était contenu, et sa rage ne s’était exprimée, ni par torrents de puissance, ni même par expression.
Toutefois, l’hostilité qui régnait dans son regard illuminé continue de brûler sans s’éteindre. Il fixe le garçon, ne lui laissant pas paraître une seule once de sympathie, et les lèvres toujours résolument closes, le vieux roi ne partage ses jugements. Ses doigts puissants se referment sur les sphères d’énergie et celles-ci ne vacillent ; il en perçoit la chaleur pleine du désir de tout brûler, et l’essence même de sa lumière alimentée par ire et tristesse. Il suffirait d’une minuscule étincelle pour embraser la cellule, et briser la prison. D’un rien lancé sur l’huile de sa patience érodée.

Son interlocuteur s’en abstient. Il demeure muet lui aussi, et écrit quelque chose sur le sol que ne peut déchiffrer l’Aïeul, le texte se présentant à l’envers. Que lui importe ceci, ou ce que tente de partager cet homme. Ce dernier est aveuglé par des ténèbres qu’il ne voit pas ; il n’est de pire cécité que celle qui ne s’accepte. Alors, la colère de l’Ancien s’apaise quelque peu, au profit d’une pitié profonde pour lui, et ses frères et ses sœurs à la vue toute aussi obscure. Une pitié qui ne s’embarrasse cependant d’aucune douceur ; elle est celle du juge qui déclare sa sentence et en perçoit la résultante d’un immense gâchis.
Le colosse avait reconquis son esprit, oui, et il n’en était que plus déterminé à présent, pareil à une lame qui, passée par le feu et l’eau, pouvait dès à présent tuer les chairs, par le tranchant d’une froide colère. Pour vaincre, il lui faudra attendre le moment le plus opportun pour frapper dans les côtes ; pour triompher, il lui faudra retrouver sa sérénité d’autrefois, celle l’immunisant au temps et aux événements, et par elle redevenir le Roi Montagne.

« Peu me chaut tes provocations, fils, finit-il par dire enfin.

Les flambeaux dans ses mains s’éteignent en un bruit usé et las. La nuit reconquiert immédiatement ce dont on l’avait chassée, et pour seules lueurs encore, les yeux blancs de l’Aïeul, toujours perçants à travers l’obscurité.

- Je te rends à ces ombres dans lesquelles tu ne peux voir. Car là est la place que tu t’aies choisie. »

Et l’Ancien sait qu’il n’est celui à se tenir dans la cage aux barreaux les plus solides.

"Mes provocations? Tu penses vraiment que je suis venu ici dans le but de te provoquer?"

"Les ombres dans lesquelles je ne peux voir? Parce que tu estimes que la voie que je me suis choisie n'est pas la bonne? Qui es tu pour me juger?"

"As-tu déjà envisagé la possibilité que ce soit toi qui te trouve dans ces ombres, éclairé par ces deux pauvres lueurs que tu tenais dans tes mains, tout en étant persuadé être en plein soleil? J'ai choisi de croire en le Rey, en Sima. Et pour l'instant, ça marche. Peut-être que ça tombera, peut-être que nous faisons fausse route, mais des milliers de Hollows sont comme moi. Nous avons de l'espoir, et c'est cet espoir qui nous extirpe de notre condition d'animaux malsains. Libre à toi de ne pas avoir les mêmes croyances que nous, mais tu n'as aucun droit de nous critiquer sur les nôtres."

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