Asuna secoua la tête, confuse. Ses mains frottèrent ses tempes, vigoureusement, pour chasser le filtre qui pesait sur sa perception du réel. Elle entrouvrit les yeux légèrement, et les referma immédiatement. Rien ne changeait. Les gens et les bâtiments autour d’elle prenaient des allures de fantômes brouillés, dont les contours gondolants s’agitaient en des spasmes incessants. Un flou étrange régnait sur sa vision, et son esprit. Elle avait reconnu le Rugonkaï, mais était bel et bien incapable de se souvenir pourquoi, et quand, elle avait décidé de s’y rendre. Peut-être ne l’avait-elle jamais choisi, à vrai dire.

Nouvelle tentative, ses paupières se levèrent, et Asuna découvrit qu’elle n’était plus à un carrefour désert, mais face à un bar. Son sang battit contre ses oreilles, en même temps que les murmures des Nuées. La jeune femme contempla la façade du bâtiment, le regard éteint, attentive aux paroles secrètes chuchotées à sa conscience. Une idée rouge jaillit dans son esprit telle une révélation sacrée. Elle était ici moins par l’envie de s’alcooliser, que parce que les Nuées lui promettaient un don grand et de beau pour ce jour. Quelque chose se produirait aujourd’hui. Quelque chose d’important.
La jeune femme écarta légèrement les bras, et accepta ce cadeau avec le même enthousiasme qu’un croyant accueillait les signes de sa déité. Elle se laissa porter par leurs dires, comme à chaque fois, car Asuna n’était qu’une extension mobile de la volonté des Nuées et de leur mère, rien de plus. Elle s’aventura dans le bar car là était où elle devait se trouver. L’endroit était rempli de robes noires ; nombre de Shinigamis se donnaient rendez-vous ici, au milieu des petites gens qui constituaient le Rugonkaï. Asuna se faufila entre les différents clients et s’assit à une table quelconque, sans trop se soucier de qui l’entourait, ou si elle était visible du service. La jeune femme croisa ses bras sur le bois, et y nicha son visage, pour ne plus voir, hormis l’obscurité, où les murmures y étaient plus intenses.

Au loin, au-delà des murs de la baraque, elle perçut une masse d’énergie se déplacer. Celle-ci s’approcha, et la pression colossale qu’elle dégageait accéléra les battements de cœur d’Asuna, ou peut-être était-ce l’excitation ? Le colosse spirituel fut là, enfin ; son Reiatsu oppressant, gigantesque, occulterait sans mal tous ceux qu’Asuna avait perçus au cours de son existence, et cela était peu dire. Elle se redressa pour découvrir la source de ce pouvoir démentiel, et ne fut guère déçue. Il s’agissait d’un homme à la chevelure azure, de haute taille et à la stature massive, qui avait jeté sur ses épaules un Haori. Il s’installa non loin d’Asuna, qui le dévisagea sans s’en cacher. Le Capitaine commanda un verre, qu’il but d’une traite. Profitant de cet enthousiasme, l’habit d’autorité de l’homme glissa de ses épaules, et chut lentement, sous le regard attentif de la Troisième siège. Le vêtement s’écrasa au sol sans un bruit. Asuna décela une prophétie dans l’image de ce symbole immaculé à présent jeté au sol, rongé par la poussière. Ses yeux quittèrent ce spectacle de décadence, et fixèrent le Capitaine, sans jamais ciller, avec une intensité rarement atteinte.

Asuna se sentit chuter lorsqu’il croisa finalement son regard. Quelque part dans son esprit, quelque chose se brisa ; une porte restée fermée très longtemps, qui à présent qu’elle s’ouvrait, laissait entrer des déferlantes de choses obscures. Asuna suffoqua sous les trombes d’émotions nouvelles, se retrouvant comme happée vers les tréfonds d’un océan noir et immense, au milieu d’une tempête sans pareille.
Son cœur se mit à battre la chamade en même temps que son souffle s’accéléra. La jeune femme ne quitta pas des yeux l’homme, hypnotisée par ce qu’elle voyait en lui, et par ces vagues émotionnelles qu’elle ne comprenait ni contrôlait. Lorsqu’il se tourna vers elle, Asuna eut le souffle coupé, bien que la jeune femme n’en laissa rien paraître. Passés quelques instants, il se leva, dépassant tous ses voisins de plusieurs têtes, et vint finalement vers elle. La jeune femme le fixa sans ciller pendant qu’il s’installait à sa table, mais intérieurement, son esprit était en proie à une véritable tourmente.

Il posa une question. Une seule. Y’avait-il un problème ?
La vérité ? Ses veines enflaient sous la pression sanguine et menaçaient d’exploser ; sa tête était pleine de murmures, là depuis toujours, qui riaient d’elle, de malice, de rage, de haine, d’amour et de joie ; son cœur n’était plus qu’un tambour sur lequel se fracassait le rythme incessant d’une ivresse mal définie ; ses yeux espéraient jaillir de leurs orbites, et les dents lui en tomber, tandis que son corps tout entier n’avait que pour seul désir de s’arquer sous le poids de l’homme en une danse sanglante. La Dame gronda à cette simple idée, tiraillée par la faim, dévorée par l’envie.
La main droite d’Asuna trembla en un léger sursaut.

« Non. »

Ses yeux azurs défièrent ceux ambrés du Capitaine sans la moindre crainte. Il était un colosse, elle, une fourmi. Pourtant Asuna ne concevait aucune crainte face à cette sauvagerie contenue qui se dessinait chez l’homme, dans chacune de ses respirations, ou dans ses regards placides de vieux lion. Sous le calme, il y avait l'orage grondant, et en ceci, Asuna se trouvait captivée par lui.
La troisième siège, yeux mi-clos, tête penchée d’un coté dans une attitude féline, jaugea son vis-à-vis paisiblement.

« Je suis Asuna. »