Les ténèbres l’aveuglèrent un court instant. Après plusieurs siècles passés dans les limbes il n’est pas difficile d’imaginer les souffrances qu’engendre un contact direct et brutal avec l’astre-feu compte tenu de la fraîcheur de ses rétines. Pourtant, au lieu d’abaisser sa visière et se soustraire ainsi aux morsures du soleil la nécromancienne se contenta de clore les paupières un instant. Il lui faudrait bien s’y habituer de nouveau, et défaire ce mal avant que son esprit s’attarde sur la longue liste de fléaux, plus coriaces, à éradiquer. Mais pour l’heure il était surtout question de savoir dans quel sinistre monde elle se trouvât, et avec quel pourcentage de sa puissance d’antan elle en combattrait les sbires. Car la jeune Yachka se vengerait. Sur n’importe qui. N’importe où.

*Cet endroit… De toute évidence je ne suis pas morte, mais combien de temps s’est-il écoulé ? Tout est si… Différent…*

De fait, on ne lui avait offert que peu d’informations susceptibles de l’aiguiller. Outre son évident sommeil multi centenaire, on pouvait supposer d’après les caractéristiques physiques de ses récentes victimes que son corps se trouve actuellement quelque part en Asie. Pour le reste, il faudra creuser davantage. Et quoi de mieux pour cela que de prendre l’information à la source, sans se donner la peine de nouer le dialogue. A défaut de maîtriser la langue, Yachka pourrait s’en emparer. Entre autres choses. Elle jeta donc un œil alentour, s’attarda une énième fois sur ces étranges blocs grisâtres touchant le ciel et sur cet environnement trop épuré puis, voyant qu’aucune milice armée ne patrouillait dans les parages se lança dans une manœuvre de grande envergure.

Finalement la jeune femme dégaina son épée pour, d’un geste sec la planter dans cette surface incroyablement lisse et solide. Heaume et regard clos, elle contempla le silence interloqué des badauds craintifs une demi-douzaine de secondes. Un sourire aux lèvres. Puis l’air se mit à gronder, le sol à vibrer, la vapeur émeraude à jaillir telle la fumée d’un volcan en éruption. L’armure toute entière semblait s’animer, s’illuminer par endroits, au rythme du battement de son hôte et de son chant qui transperça péniblement le chaos sonore. Rapidement la brume s’épaissit, se répandit dans tout le quartier. Bientôt celui-ci se retrouva complètement coupé du reste du monde. Personne n’osait y entrer, mais personne n’en sortait non plus car au sein du phénomène opérait le démon et ses créatures infernales. L’un des pauvres bougres couru à perdre haleine jusqu’à se retrouver devant une silhouette étrange se découpant dans le brouillard jade : celle d’un cavalier noir et de sa monture famélique sortis tout droit de la mythologie biblique. L’homme se mit à blasphémer, tousser, pour en définitive rebrousser chemin tout aussi rapidement. Malheureusement pour lui nulle échappatoire ne serait envisageable tant qu’il resterait dans le nuage. Le repère d’assassins vaporeux, aussi foudroyants que redoutables et qui, la seconde suivante le transpercèrent de part et d’autre à de multiples reprises. Non pas afin de le tuer non, mais de récolter son âme ainsi que la majorité des informations qu’elle contenait. Le corps lui, fut aussitôt prit de convulsions. Au terme desquelles n’en resta plus qu’un monticule de loques et de chaire décomposée, desséchée. Une guerre passée sous silence, un éclair en plein azur.

Au bout de quelques minutes la brume fut littéralement aspirée par l’un des orifices du heaume, et ne laissa comme seule marque de son passage qu’un certain nombre de cadavres. Plus aucune vie, qu’elle soit végétale ou animale, ne demeurait sur un large périmètre. Pour le plus grand bonheur de Yachka, maintenant totalement rétablie et prête à affronter le monde. Ou toute autre créature qui, comme celle à l’orée de son champ de vision, semblait imperturbable et désireuse de comprendre ce qu’il venait de se passer. La chose ne manqua pas de l’agacer, notamment par le simple fait qu’elle ait pu survivre à l’attaque. C’est pourquoi sans trop chercher plus avant, par pur réflexe défensif la matriarche nécromancienne leva de nouveau son épée. Un geyser de vapeur s’extirpa cette fois par l’orifice buccal creusé dans son heaume, en même temps que la formule d’invocation aux accents slaves.

La première tête jaillit du nuage pour tenter de happer sa cible. Les quatre autres suivirent, tandis que le reste de l’Hydre se matérialisait devant la cavalière préparant déjà la suite.

- Je regardai, et voici, parut un cheval d'une couleur pâle. Celle qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l'accompagnait. Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l'épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre.

Une poignée de soldats en armure, momifiés, entouraient déjà Yachka. Quantité d’autres peinaient encore à se lever, mais tous ne se mouvaient que pour une seule raison : la vengeance.

>> Un seul mouvement de la part de ces choses et ta tête se retrouvera séparée de ton corps. Pour le moment, je n'ai nulle hostilité contre toi, mais je n'apprécie guère qu'on s'attaque à moi sans raison.

>> Je ne sais pas ce que tu es, mais j'ai une proposition pour toi. Fais disparaître tes laquais. Alors je pourrai également baisser mon arme, et nous pourrions alors discuter en tant qu'être civilisés.

La riposte fut sans appel, radicale. Malgré sa nette domination et son emprise sur le quartier par le biais de cette brume démoniaque le fléau des steppes se retrouva en un battement de cil la proie d’une attaque qui aurait alors pu lui ôter la vie au moindre geste inconsidéré. En effet la créature, non contente d’avoir survécu aux effets dévastateurs du gaz environnant s’était soustraite à son regard et à celui de l’hydre en un éclair, pour se retrouver l’instant suivant à califourchon sur son propre destrier vaporeux, le sabre habilement glissé sous le défaut du heaume. Ce fut donc sans émettre le plus petit son, sans manifester sa stupeur que Yachka s’immobilisa dans un premier temps, offerte aux conseils de la victime devenue bourreau. Si la situation ne lui plut guère au premier abord, son visage blême ne tarda pas à se tordre en une expression étrangement joviale et malsaine de la part de celle qui incarne la Mort en armure de plaques. Ainsi le destin venait de se jouer d’elle, plaçant sur son chemin quelque dieu aux pouvoirs étranges. Impossible, bien évidemment de le rattacher aux simples mortels à moins que ceux-ci se soient affirmés durant son sommeil au point de faire jaillir leur puissance surnaturelle. Chose hautement improbable puisqu’alors son dernier repas se serait instantanément rebiffé. Il n’en fut rien, quoi de plus simple pour en tirer des conclusions. Si ce n’est un dieu pourtant, alors qu’est-ce ?

- Si l’imagination vous porte à croire qu’une lame aura raison de mon existence, voilà qui est bien présomptueux de la part d’un assassin aux aptitudes que je qualifierais de… Surhumaines ? Voyez, les chrétiens eux-mêmes essayèrent de m’occire des siècles auparavant… Et me voici. Mais soit, je vous octroie le bénéfice du doute…

Une subtile incantation formulée dans sa langue natale suffit à renvoyer toute créature indésirable au sein du manteau de jade, lequel regagna finalement la source. En quelque secondes seulement le soleil leur parvint à nouveau, irradiant un curieux champ de bataille jonché de corps mais sans la présence d’une seule goutte de sang. Prenant son interlocuteur au mot, Pestilence prit même soin de congédier sa monture. Ce qui fit logiquement dégringoler le couple dans un lourd fracas de métal et de tissus. Sa chute ralentie par la brume générée, le démon se refusa pourtant de reprendre l’initiative et de mettre à mort l’individu à ses pieds. Sa simple présence autour d’innombrables cadavres l’intrigua d’abord, et la fascina ensuite. Son apparence, proche de celle des autochtones desséchés alentours, différait néanmoins avec ce qui ressemblait fort à une coutume vestimentaire incompréhensible et de très mauvais goût mais plus en adéquation avec le reste de leur milieu naturel. L’autre en revanche, semblait dégager une aura bien différente. Une sorte d’anachronisme flagrant et, paradoxalement, plus proche du sien.

C’est pourquoi après réflexion Yachka se fit violence et rengaina son épée serpent, non sans garder une main gantée proche du couple de faucilles extensibles subtilement dissimulées sous cape. Avant de reprendre la parole, elle remarqua la présence en périphérie de ce qu’on apparentait autrefois comme étant un chien. Sa proximité devait certainement avoir un lien avec l’individu énigmatique présent sous ses yeux, mais le détail ne la choqua pas outre mesure. Sur ces faits donc, elle s’arma de sa plus fidèle arrogance non pas dans le but de les soumettre mais d’imposer le respect tout en essayant de récolter le plus d’informations possibles. Orales mais pas seulement. En effet, avec le plus grand soin et avec la plus grande discrétion sa brume, réduite à l’état de fins tentacules ne cesserait pendant leur discussion de ponctionner les êtres vivants et par conséquent, celui à qui elle s’adressait présentement. Raison pour laquelle d’ailleurs, elle s’adressa de nouveau à lui mais dans un dialecte proche du mandarin. Une manière de le mettre en confiance et pourquoi pas donc, le décontenancer pour mieux frapper.

- Je ne sais par ailleurs pas ce que vous représentez non plus, si ce n’est une menace. Pour autant je daignerais vous épargner le temps d’en apprendre davantage sur le monde qui nous entoure. Tout me paraît si… Différent…

>> Je doute fortement que les chrétiens aient eu les mêmes habiletés que moi à leur disposition. Le résultat pourrait être bien différent, il serait donc bon que tu ne me compare pas aux cloportes de ton espèce.

>> Je ne peux t'aider à comprendre la totalité du monde mortel, car je n'en fais moi-même plus partie. J'ai surpassé mon humanité à un stade peut être encore plus important que toi. Traversé les millénaires et dominant ainsi la mort elle-même.
Mais si je suis incapable de t'expliquer le monde des mortels, je m'y connais bien mieux en ce qui concerne l'autre réalité à laquelle tu appartiens.

- Serait-ce possible, que l’âme des morts puisse désormais fouler ces terres ? Aurais-je manqué l’Apocalypse tant espérée par ces misérables fanatiques religieux ? Mais alors, ne suis-je pas moi-même devenue spectre ?

Il apparaissait clair désormais que l’individu faisant face à Yachka n’avait strictement rien d’humain si ce n’est l’apparence. Etre capable de se déplacer aussi vite, de faire disparaître son arme comme s’il ne s’agissait que d’une illusion, et prétendre avoir vaincu la mort depuis des millénaires… A moins d’être le plus grand mythomane et prestidigitateur de tous les temps nous avions bien là affaire à une rencontre d’outre-tombe. Ce qui aurait dû la terrifier si elle n’était pas la revenante pluri centenaires armée jusqu’aux dents et maîtresse d’une brume toxique, au lieu de quoi donc elle releva la visière de son heaume afin de mieux dévisager son interlocuteur tout en lui adressant un regard perplexe teinté d’amusement.

Il faut dire qu’en débarquant après tant d’années au cœur d’un monde totalement remodelé aurait pu être suffisant pour la déboussoler. Mais non, s’ajouta à cela un curieux constat et une remise en question de sa propre existence, de son pouvoir, de sa longévité. Comment, en effet expliquer le fait qu’elle possède des facultés extraordinaires et notamment celle de garder sa jeunesse au nez et à la barbe du temps qui passe inlassablement autour de son chrysalide vaporeux. Ce qui, aux yeux de la créature lui faisant face n’avait au contraire rien d’étrange. Cela voulait-il dire que d’autres personnes sur cette Terre possèderaient un don similaire au sien ? Pourquoi n’avait-elle jamais pu en rencontrer auparavant ? Sa moue se transforma bientôt en une expression de profonde détresse, qu’elle ne manqua pas d’accentuer par quelques remarques.

- Non, je ne peux pas… Certains signes ne trompent pas ! Pourquoi seriez-vous alors le premier esprit que je croise depuis tout ce temps… ? J’en ai pourtant fauché des vies… Suis-je ce que l’on nomme Dieu ? En existe-t-il d’autres ? Où ? Et vous, pourquoi continuer à vivre sur cette Terre ? N’y a-t-il rien de plus après la mort ?

Elle s’imagina le concept de plans d’existences après le trépas, théories relatives à de multiples religions depuis l’aube des temps. Pour autant, si des esprits continuaient à vagabonder dans le plan mortel alors cela pouvait tout aussi bien signifier que dans la pratique lesdits plans n’existent pas. Et que le monde n’est qu’une abominable fourmilière spectrale, un enfer pour ceux qui comme elle peuvent les voir.

- Il me faut comprendre, j’ai certainement beaucoup de retard à combler… Vous semblez fait pour l’art de la guerre, existe-t-il un corps armé et donc un général susceptible de m’offrir des renseignements ? J’ai une croisade à mener, mais pour l’heure je me dois de comprendre. Oui, comprendre…

>> Par quoi commencer... Ce que tu es ? Je dirai une humaine. Particulière, mais une humaine malgré tout. Je peux t'assurer que tu n'es pas morte, bien que j'ignore pourquoi. Tout comme je peux assurer confirmer qu'il y en a d'autres. Bien plus que tu ne l'imagines, surtout dans cette ville.

>> Je ne peux par contre expliquer pourquoi tu n'as jamais vu d'autres êtres dépassant le stade de la mortalité. Peut être est ce le cas mais que tu l'ignorais. Mais cela devrait changer. En ce lieu, tu croiseras de nombreux être comme toi, comme moi, et d'autre sorte également.
Je te conseille par contre de te méfier ds Shinigami. Humains d'apparence, ils n'en sont rien. Ces imbéciles se prennent pour des Dieux et refusent toute rébellion à leur règles. Surveille donc bien tout être vêtu de noir croisant ta route.

>> En ce qui me concerne... Je reste dans ce monde aussi bien par force que par intérêt. J'ai été écarté de celui où je m'étais installé, mais j'ai réussi à me redresser en ce lieu...

>> Tu ne trouveras pas ici d'armée suffisamment structurée pour obtenir ce que tu veux. Pour se faire, il te faudrait traverser les mondes. Un appartient aux fameux Shinigami et leur suffisance fera qu'ils t'ignoreront. L'autre est celui où tu trouveras mon espèce. Mais l'imbécile se proclamant notre Roi n'est qu'un barbare, un être ignorant tout de la réflexion. Tu ne pourras rien obtenir de lui.

>> Mais plus qu'un général, je suis un conquérant, un Empereur. Si c'est une guerre que tu souhaites, peut être pourront former alliance ?

Les Shinigamis. Une structure armée se nommant elle-même selon le langage local « Anges ». Anges de la mort certes, mais êtres dont le pouvoir serait en mesure de rivaliser avec le sien, sombre et démoniaque. Selon ses propres connaissances bibliques l’objectif premier d’une telle caste consiste avant tout à protéger le monde des vivants, agir comme le gardien immatériel des faibles sans le moindre don surnaturel. Or depuis l’apparition non désirée du sien Yachka n’avait à aucun moment senti la crainte l’envahir. Submergée par son besoin de vengeance elle excluait toute notion de peur, allant jusqu’à se persuader d’être unique en son genre. Pourtant la créature avec qui elle était en train de discuter semblait être également constituée d’une aura spirituelle extraordinaire. Une puissance capable de l’exécuter tantôt alors que ses innombrables guerriers moissonnaient les âmes alentours.

- Si tu n’es ce que les chrétiens appellent un Ange, ton… Monde ne serait-il pas l’Enfer ? Pourquoi le Diable t’aurait-il chassé ? Cela n’a pas de sens… De même que la Paradis n’a de règles, et que ces deux plans opposés ne peuvent être considérés comme Mondes. Ou alors…

C’était à n’y rien comprendre. Il était à la fois question de plans d’existence en accord avec la plupart des religions connues, et de mondes soumis éthérés soumis à certaines règles ainsi que divers corps armés. Nous avions bien affaire ici au manichéisme le plus pur, au sempiternel combat pour le contrôle de la Terre. Pourtant selon les dires du démon d’ivoire tout portait à croire qu’il ne s’agissait en rien de concepts utopiques basés sur la foi mortelle, mais bien de hiérarchies implantées par-delà l’horizon et le temps. Prenant place une fois le corps en terre, mais pas nécessairement. Pour preuve cette situation improbable où deux monstres, dont l’un de chair et d’os, communiquaient sans que cela ne semble perturber l’équilibre du monde. Pire, légions entières de ces chimères partageaient visiblement cette capacité. Et tant d’autres.

Lui vint alors une idée, qui entra directement en accord avec son éternel besoin d’en découdre. Puisque deux factions adverses s’étaient engagées depuis l’aube des temps dans une lutte de pouvoir, le plus intelligent serait effectivement de lever une armée dans le but non pas d’y participer mais d’organiser sa propre défense. Y compris contre ceux de son espèce. Imposer le chaos, corrompre la pomme avant que l’un ou l’autre ne réussisse à y planter ses crocs. Atteindre le noyau, et se l’approprier. Instaurer son Apocalypse, dicter ses lois, et régner sur des cendres. Se venger de tout, sur tout, sans aucune légitimité.

- Je me suis jadis servie d’un Empereur afin d’assurer mes arrières. Votre peuple a eu raison de lui. Moi en revanche, ai parcouru les siècles et ne compte certainement pas cracher sur la tombe de mon époux pour finalement pactiser avec la progéniture de ses assassins. Voire même l’un d’entre eux, puisque je ne possède aucune information relative à votre âge spectral. Oubliez. Ou rachetez-vous, mais autrement.

>> Mon monde n'est pas l'Enfer, mais le Hueco Mundo. L'Enfer existe bien, mais même moi je ne le connais. Celui m'ayant exilé n'est donc pas le Diable, dont je ne peux assurer l'existence, mais un être de la même espèce que moi. Puissant et se prenant pour un Roi, mais bien loin de toute incarnation diabolique. Il n'est qu'un chat quelque peu dangereux.

>> Je ne sais pas de quelle époque tu viens, mais je doute être de leur progéniture ou bien l'un d'eux. Je leur suis même forcément bien plus anciens. Mes seuls ennemis étaient de la même espèce que moi.
De mon vivant, j'ai fondé un Empire étant par la suite devenu la Chine. Mais ceux que tu as affronté ne sont pas mon héritage direct. J'ai été trahis, assassiné par ma propre famille qui a fait sienne tout ce que j'ai fondé. Je fus ainsi forcé d'être le témoin du gaspillage de mon héritage.

>> Ceux que tu as tué ne sont donc pas mon peuple mais le résultat de sa déchéance. Il serait donc mal avisé de me comparer à eux.
Cependant, je pourrai comprendre que ma langue te suffise à n'avoir que mépris envers moi. Cela serait idiot, mais compréhensible. A toi de faire ton choix.

Faire un choix. Tout au long de son interminable existence Yachka s’était retrouvée à maintes reprises face au Choix. Une route pavée d’intentions inavouables, se scindant en autant de ramifications que le lui permettait sa raison profonde. Ainsi le tronc unique de son adolescence laissait aujourd’hui place à une gigantesque et sinistre forêt faite d’arbres aux branches mortes ou tordues, un refuge dans lequel son esprit s’enfonçait une fois l’ombre du doute tapissant son âme à jamais torturée. Qu’on lui demande, sous le ton implicite de la menace, de prendre une décision en rapport avec un futur relationnel entre eux lui arracha un franc sourire teinté de moquerie. Que ce spectre arrogant soit ou non le fondateur d’un empire qui lui aura valu la perte de son mari et de peu la sienne ne posait pas réellement problème vu sa situation. Parcourir les siècles sans finir sur un bûcher demande une certaine maîtrise dans le domaine de la furtivité et de la fourberie. Faire profil bas lui permettrait sans doute d’en apprendre davantage sur l’ennemi avant d’empaler son cœur au moment même où on le lui offrirait comme gage de confiance. L’histoire de sa vie.

- Je ne saurais affirmer qui de ton peuple ou de celui des autres mondes est le plus à même de recueillir ma sympathie. Je compte pourtant bien faire un choix, empereur déchu.

L’heure n’était plus aux bavardages. Dès les premiers effluves de sa brume le destin plaça habilement ce pion en travers de sa route. Dès le premier regard porté sur ce monde infecte aux allures de contre utopie une âme errante se glissa au cœur du paysage, chantonnant avec un air de vérité universelle des propos encore plus étranges que ceux sculptés pour toujours dans la Foi. Plus crédibles et redoutables que dans n’importe quel texte religieux, ces spectres guerriers ne s’imposaient sous les yeux de n’importe qui. De quoi en conclure que Yachka n’appartient plus la race humaine depuis sa plus tendre enfance, depuis ce jour où la vie quitta son corps souillé. Le jour où l’enfant devint Dieu. Et où Dieu devint Diable.

Ainsi le démon prit bonne note des informations généreusement offertes, consciente également du fait qu’elles ne constitueraient une vérité qu’aux yeux de son interlocuteur. Du moins, le temps qu’elle se donne les moyens d’y apporter son témoignage ou les recoupe avec d’autres glanées sur ses prochaines victimes. Ce qui lui rappela son besoin grandissant de combler le vide des siècles et se repaître d’âmes innocentes. Un organisme tel que le sien se doit de combler un manque infini, d’autant plus qu’il avait dû se contenter du minimum pendant des lustres. Yachka matérialisa donc finalement sa monture, réajusta son heaume et chevaucha la bête avant de tourner bride une dernière fois vers son interlocuteur neutre.

- Rappelez-vous ce jour, Empereur, car il marquera bientôt l’Histoire. Anu-Dara n’est plus, mais sa flamme renaîtra bientôt et consumera le monde. Mon choix, est que vous en soyez témoin.

Et de disparaître dans un épais nuage émeraude. Comme s’il ne s’agissait que d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar.