Tout ne s’était pas exactement passé comme prévu. A l’instar de son arrivée sur les lieux, la journée fut une véritable catastrophe. Non contente de s’être écrasée sur la façade d’un building en plein cœur de Tokyo aux commandes d’un véhicule qu’elle ne maitrisait visiblement pas encore Yachka dû, ce faisant subir les assauts d’étranges créatures. Monstres humanoïdes tout droit sortis des Enfers, leur nature tout comme leurs motivations restaient un mystère et, bien qu’elle n’ait cessé d’y songer jusqu’à maintenant la souveraine déchue ne parvint pas à y apporter quelque explication. Ce monde regorge de choses, de chimères, de technologies et d’idéologies qui la dépassent.

Alors qu’elle s’apprêtait à quitter les lieux du carnage, laissant le gros des festivités derrière elle une des abominations tenta vainement de porter atteinte à sa vie. Mal lui en prit car la brume, opaque, était non seulement composée d’un poison redoutable mais hébergeait également une cohorte entière de guerriers d’outre-tombe invulnérables et affamés. Le corps du malheureux n’eut pas le temps de l’atteindre, qu’une demi-douzaine d’entre eux se jeta avec avidité sur la proie offerte en pitance au nuage toxique. Sans même jeter un regard sur lui, l’immortelle put aisément distinguer la scène, sentir la chair crépiter puis fondre, se faire taillader de toutes parts, pour finalement s’écrouler en tas informe sur le sol dans un bruit flasque. Un borborygme macabre s’éleva doucement, et disparut aussitôt en ne laissant qu’un silence de mort à sa suite. Seul le bruit du métal martelant en rythme le manteau urbain et les chuchotements d’une bataille déjà lointaine se firent écho.

*Où diable sont les milices, les armées, les défenses ? Ce monde n’est qu’un refuge de parasites et de fous. Ma présence ici, n’est pas anodine. Le hasard n’existe pas… Ne peut pas. Tous ces signes…*

Une sensation soudaine la gagne, l’accable. Sa brume se disperse et s’étale, diffuse, à mesure que la fatigue grippe ses rouages, l’immobilise, haletante, visage baigné dans les cieux. Une journée éprouvante s’achève et avec elle vient le temps de la récupération. Une retraite salvatrice. D’un geste pénible de la main Yachka fait surgir du manteau de jade sa fidèle monture famélique et s’y hisse avec autant de difficulté. Tous deux regagnent ensemble les abords de la ville infinie et, une fois en périphérie s’apprêtent à engager une longue course à travers la campagne. Jusqu’à atteindre, enfin, ce qu’elle considérait comme son royaume.

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Un tas de ruines et de bâtiments éventrés. Des ruelles vides, ou jonchées de cadavres en putréfaction maintenue à un stade avancé pour le besoin de ses recherches. Des embryons de structures militaires d’un autre temps, d’innombrables pièges et au loin, plus loin, son centre de commandement. Sa forteresse austère, ancienne base militaire dépouillée devenue le siège d’une ère nouvelle. Bientôt le temps lui permettrait de connaître les secrets de ces technologies modernes et plus globalement ceux du monde actuel. Un jour prochain ses hordes de fauves retourneront ces armes contre leurs créateurs pour les asservir et asseoir son autorité. Régner sur les faibles, éradiquer la masse inerte qu’est l’humanité.

Tant de visions et de rêves qui furent soudainement balayés avant qu’elle ne puisse donner l’ordre à sa monture de reprendre sa ronde. Une vague sensation de malaise l’envahit. Mettant cela sur le compte de la fatigue Yachka ne s’en inquiéta pas au premier abord. Des hallucinations, il n’était pas rare d’y être sujet lorsque les journées se ressemblent et que votre royaume n’habite que la mort. Mais lorsque sa brume entonna sa douce litanie la prunelle de son regard d’acier s’embrasa. Sa silhouette blindée tantôt avachie se redressa lentement avant d’embrasser le voile tumultueux où d’innombrables tentacules, en proie à une peur panique, traquaient l’invisible. Non loin des capteurs et de leur source commune se tenait une silhouette encore imperceptible, presque fantomatique.

Soucieuse, la jeune slave ne daigna même pas intervenir, préférant de loin analyser la chose pour mieux s’en défaire et regagner ses pénates au plus vite. Quoi que ce soit, cela ne valait probablement pas la peine d’éventrer le paysage et user de ses dernières forces pour ôter définitivement le mirage de sa route. Elle se contenta donc de faire halte, et de concentrer son attention sur elle. En silence. Impérieuse, et menaçante.

Des promesses de sang avaient été faites dans le giron des ténèbres, stimulées par la faim, par le désir, et transformant cette soudaine errance sur Terre en partie de chasse. À présent que la Mère côtoyait les mortels, sa longue et lente traque débutait au milieu d’eux. Avec une patience infinie héritée de longues éternités à mourir, la souveraine du Carmin parcourait la ville riche d’existences futiles, et cherchait parmi celles-ci les quelques unes encore valables, dignes d’être pesées dans la balance de la vengeance.
Ci et là se dégageaient différentes sources spirituelles d’importance notables, et dès qu’elle en repérait la source, Asuna se dédiait toute entière à son observation. Des humains pour la plupart. Du haut du ciel, la déesse les examinait avec une curiosité avide, les traquant dans leurs allées et venues avec un soin obsessionnel afin de noter leurs habitudes, leurs lieux de résidence, ou toutes autres informations pertinentes dans la construction de son projet. Quand ces mortels retrouvaient leurs proches, la Mère mesurait le degré d’attachement à l’égard de chacun d’eux ; quand ils étaient seuls, la Mère se penchait vers leurs vies ineptes pour mieux comprendre leurs pensées ; et pendant qu’ils dormaient, la Mère les contemplait depuis leurs fenêtres en sentinelle silencieuse. Ces instants étaient ses préférés : ils dévoilaient ses proies dans la plus évidente faiblesse, qu’un revers de sabre pourrait taire sans mal. Quand la Reine les savait endormis au plus profond, elle rampait jusqu’à leur couche sans bruit, et de ses doigts blancs, touchait avec tendresse cette échine qu’elle désirait plus que tout arracher. Pour ne céder à l’envie, l’inhumaine approchait son visage, et ses lèvres sanguines se pressaient sur leur oreille, leur murmuraient les vérités pures et belles du Monde Rouge, avant de couvrir leur joue d’un délicat baiser. Alors la Mère se détournait définitivement afin de les laisser goûter à la saveur nouvelle et âcre des rêveries pourpres.

Un jour, quelques heures avant le crépuscule, pendant qu’elle flottait au-dessus de la cité dans l’attente d’une nouvelle cible, la Mère ressentit dans le lointain une puissance inconnue. Cette dernière, remarquable par sa force, l’était davantage par l’espèce d’impression indélébile qui s’y manifestait. Un champ de mort et d’angoisse s’agitait au-delà du milieu urbain, s’attachant l’entière attention de la matriarche. Poussée par une curiosité morbide, elle s’en alla voler loin de Tokyo dans l’espoir de dénicher l’être à l’origine de cette aura déliquescente.
Elle perça les airs à toute vitesse, et sous elle les bâtiments de béton et de ciment laissèrent bientôt place à une campagne morose, humide, pluvieuse ; des étendues tristes battues par un crachin glacial et irrégulier. La Mère inspecta les bosquets malades, les rivières souillées, et même ces quelques rares demeures isolées où elle ne trouva que plus de misère. Toutes ces étendues ne subissaient pas simplement leur retrait ; il y avait là, tout autour, une présence mortifère qui paraissait assécher toute étincelle de vie. Asuna la sentait s’insinuer dans ses muscles, dans ses os, et tenter de la déposséder de son énergie vitale pour la transformer à l’image de l’endroit. La sombre souveraine ne s’y soumit pas : vivre n’était plus réellement une de ses nécessités.

Enfin, à force de recherches, elle sentit avant d’apercevoir en contrebas un cavalier sillonnant un chemin boueux hérissé de quelques poteaux électriques en piteux état. Grâce à ses perceptions, la Mère identifia sans mal l’objet de sa quête. Elle d’amorça un mouvement vers le bas, et flottant sur les souffles de son monde, elle rejoignit ce qu’elle savait être mortel. Se stabilisant à un mètre de la terre, nonchalamment alanguie dans les airs alors que ses vêtements ondulaient autour de son corps mince, la souveraine fit face à l’être étrange sans dire mot. Elle s’attarda sur l’apparence mécanique et sinistre de l’écuyer, et un peu plus longuement sur sa monture, bien plus singulière par son apparente putréfaction ainsi que le pouvoir glaçant qui en émanait. Suite à l’examen attentif de l’ensemble, elle sourit :

« D’où vient que vous si vivant chevauchiez une telle créature du trépas ? Qu’êtes-vous pour vous amusez autant de ce qui est mort ? »

Spoiler:

Tout cela n’avait définitivement rien de banal. Il ne s’agissait pas plus là d’une hallucination due à la fatigue qu’un mirage ou toute autre perturbation sensorielle. Cette présence, cette silhouette, cette empreinte énergétique gargantuesque qui lui barrait la route commença à prendre forme, avant de s’exprimer clairement dans un langage étonnamment noble. Rares furent ses interlocuteurs qui jusqu’alors se plaisaient à formuler, imager leur propos. A l’image de Ganryû, son gardien sans cervelle, ils adoptaient une approche trahissant parfois un besoin de reconnaissance ou la plus puérile des insolences. Celle-ci s’imposa par son verbe, qui rajoutait au mystère englobant son corps éthéré.

Yachka prit donc le temps de la jauger en silence, de s’imprégner de sa force avant d’encercler l’intruse au centre d’un épais voile brumeux. Lequel tenta désespérément de percer la coque protectrice invisible qui entourait l’entité dont la nature aurait peine à la rattacher aux Hommes. Cette femme, si on en jugeait par le timbre de sa voix, lui parut pourtant comme telle. A peine corrompue par l’effusion divine alentour, ou le flottement sinistre de sa carcasse cadavérique.

- D’aucuns diraient que mon nom est Mort, pourtant je me contente seulement de la répandre. Si elle est chimère douée de conscience alors cela fait de moi sa progéniture, son enfant désavoué, son outil. L’Ere du Jugement approche et le couperet de ma Dame s’abattra bientôt sur ces rebus de l’humanité qui gangrènent les campagnes et les villes du vaste monde moderne.

Elle toisa le sphinx en lévitation d’un œil incandescent. Sous ses airs de diva hautaine l’immortelle savait pertinemment que cette chose pourrait sans mal l’écraser d’un simple revers et pourtant, de par son expérience militaire il était également certain qu’il ne serait pas question d’en arriver là aujourd’hui. Croyant d’abord à l’apparition soudaine de celle qu’elle aurait pu considérer comme sa Mère spirituelle, source de tous ses maux, elle se ravisa bien vite. Les palpitations de l’armure finirent pas se calmer et le brasier glacial de ses pupilles d’argent tantôt attisé par la surprise d’une telle rencontre progressivement se consuma pour ne laisser qu’une surface miroitante, hypnotique.

- Mais qu’êtes-vous, spectre, pour oser ainsi perturber la Marche vers l’Oubli ?

Spoiler:

La Mère se laissait bercer par ses vents invisibles tout en observant avec la plus ferme attention l’étrange cavalière qui, en contrebas, la jaugeait avec le même soin. Les yeux de la déesse n’étaient seuls à être mis à contribution pour l’observation ; sa perception spirituelle s’étendait jusqu’au corps de l’être macabre pour en saisir l’essence, puis s’étendre ensuite jusqu’à la monture vacillante dont l’aura décrépie exerçait sur Asuna une étrange mais bien réelle fascination. La créature était impossible, coincée entre deux états contraires qui n’auraient du être, et qui défiaient dans leur association toutes les lois et règles primordiales s’appliquant au monde.

« Un souffle dans un corps putride, dit-elle en réfléchissant à haute voix, et le corps putride se relève. Est-il volonté si terrible pour infléchir les limites entre deux natures inverses ? Ah, merveilleux enfant. »

Le sourire de la Reine rouge ne disparut pas quand une brume mortifère vint l’encercler, frémir dans sa direction comme pour l’happer, la consumer, et répandre son corps dans les airs en minuscules poussières. L’inhumaine perçut dans les bruissements sinistres de la fumée un appétit, une volonté de dévoration qui n’était pas que primitive, car en son sein se détachait cette sorte d’intelligence démente.
Le cavalier parla, et sa voix la révéla femme. Détournée de sa contemplation pour la vapeur avide, la Mère reporta sa vigilance sur l’humaine. Elle l’écouta, patiente et amusée ; la mortelle s’arrogeait l’héritage de la Mort même, une prétention étonnante qui n’apparaissait pas nécessairement absurde en raison de son étrange pouvoir. Les forces du trépas rodaient autour d’elle, qu’Asuna reconnaissait sans mal pour les avoir faites aussi siennes.
L’éther qu’était son corps se joua encore de la gravité en se rapprochant de la cavalière d’acier , franchissant presque la distance d’intimité. Mettant son visage au niveau de celui casqué de la fille de l’Oubli, la Mère chercha dans cette visière opaque un regard à attraper, puis ne plus jamais lâcher.
De son flanc, du sang se mit brutalement à s’épancher ; le fourreau de son arme ruisselait de vagues pourpres qui inondaient le sol, et se répandaient entre l’eau et la boue à la façon d'un chancre. La Matriarche ne prêta aucune attention aux débordements du Monde Rouge, car ils lui appartenaient tout autant.

« L’on me nomme Asuna, mais cela est carcasse périmée. Gardons ce nom : il m’amuse.

La soie de ses lèvres s’éclaira d’une joie sombre, incompréhensible pour ceux qui ne savaient pas. Alors, l’inhumaine quitta son immobilité évanescente pour tourner autour de l’enfant, sans menace ni bienveillance.

- Et qu’êtes-vous donc, alors ? Je suis curieuse de vous. Je suis curieuse de ce discours, et ses mots aussi acérés que féroces. Je ne sais pour le moment s’il me faut être pour votre marche un arrêt ou sa fin, mais je veux savoir. Vous n’êtes pas comme ceux qu’il m’a été donné de rencontrer jusqu’à présent. J’entends la rage dans votre bouche, là où celle de vos semblables ne mastique que du vide insensé. »

Ses doigts et ses tissus frôlèrent par de nombreuses fois la cavalière en de spectrales caresses, moins douces que pressantes, d’une impatience que leurs effleurements laissaient percevoir.

« Et qui sont ceux qui attirent aussi durement votre courroux ? Que sont vos ennemis, et ce qu’ils vous apparaissent de vermines ? »

Garde maintenue par l’appréhension, Pestilence ne se priva point de glousser lorsque les mots du spectre lui parvinrent. Son chant moqueur teinté de mépris s’accompagna d’un geyser brumeux, puis d’un regard équivoque à l’encontre de celle qui cherchait visiblement à percer sa cuirasse.

- Semblables ? Il n’est rien que je partage avec ces idéalistes, ce monde, cette époque. L’essence même de mon être se détache du Voile, de cette utopie méprisable qu’ils souhaitent tous maintenir sur le fronton de leur ignorance. Temps, Faiblesse et Paix sont les adversaires que je me dois de combattre. Et je ne ressens rien de tout cela en vous, Asuna. Pourquoi ?

De sous son manteau éthéré cette dernière ne transpirait de sentiments susceptibles d’inspirer confiance, ni même la moindre idée d’un relâchement. Son âme tourmentée par le désir tournoyait, une lévitation morbide s’accompagnant parfois de caresses indicibles comme autant de vaines tentatives visant à mesurer le potentiel de sa proie. L’immortelle ne prêta guère plus d’attention à son geste qu’à ses interrogations dissimulées. La menace pesait toujours malgré l’échange en cours, il ne fallait donc lui céder trop de terrain sous peine de devoir relever la pression et donc, se mettre davantage dans l’inconfort. Car ses rares pensées se tournaient présentement vers l’asile se dessinant avec peine à l’horizon, au-delà des campagnes mortes, au travers de cet obstacle animé. Une intrusion au cœur de sa routine, une compagnie indésirable qui toutefois ne la laissa sans interrogations. A défaut de pouvoir s’imposer par la force ou les mots, Yachka se devrait d’en jouer dans l’espoir de gagner son aval et par la même, une chance de regagner ses pénates.

Ce faisant, elle prit donc le temps de ressasser les paroles de son vis-à-vis. Nulle rage ne l’habitait plus en cet instant, sinon l’envie de régler le sort du monde dans lequel on la fit renaître des années auparavant. Après les évènements de Tokyo, après ses multiples entretiens en huis clos avec ce que l’on pouvait appeler congénères les premières lignes d’un dessein naquirent dans le giron de son âme vengeresse. Jadis le peuple s’il n’était pas asservi ou protégé derrière les murs d’une forteresse devait se défendre, résister à sa manière. Survivre, quoi qu’il en coûte. Mais lorsque ces monstres infernaux se sont mis chasser en plein cœur de la ville, personne ne s’est réellement impliqué, ne s’est dressé pour vaincre l’envahisseur. Pire, les soldats de royaumes éternels se sont joints à l’invasion, et se sont affrontés en faisant fi du plan dans lequel ils combattirent sans ménagement. La race humaine se devait d’être à nouveau élevée, mais pas à la manière des idéalistes. A la manière des tyrans. Pour que plus jamais une telle chose ne se reproduise.

- De rage je n’ai encore que le germe. Mon monde a cessé d’exister le jour où les Hommes se sont avachis dans les rêves de paix et de prospérité. Ils ne sont plus guère aujourd’hui que des porcs bouffis d’allégresse, emprisonnés dans leur propre prison utopique. Des fainéants à peine capables de lutter pour leur propre survie, spectateurs d’une débâcle impardonnable, une estrade sur laquelle anges et démons des récits immémoriaux s’affrontent pour s’octroyer le beau rôle. Je pensais mon sommeil punition divine, Mais il n’en est rien finalement. Les forces de l’univers m’ont mise aux fers un siècle durant pour que j’en ressorte grandie. Il est temps pour les Dormeurs de se réveiller à présent, que le sang des faibles abreuve ce monde stérile.

Un ton menaçant, froid. Le tranchant du bourreau qui se persuade d’une vision de la justice au détriment des autres éventualités. L’échafaudage de la raison, peut-être, ou de la folie, sûrement.