Quelque chose ne tournait pas rond. Dès lors qu’elle posa le pied sur le manteau de sable au sortir des royaumes fédérés, évanouis au cœur du canyon millénaire Daestra fut soudainement prise d’un malaise profond. Un sentiment de peur inhabituel chez celle qui sans cesse se défend de n’en connaître le doux parfum. Sous son épaisse cuirasse reflétant les caresses de l’astre lunaire le squale sentait le moindre de ses poils se dresser comme pour la prévenir d’un danger imminent qui ne semblait pourtant pas la menacer dans l’immédiat. Cette… Chose transpirait sur le monde creux tout entier, à tel point qu’on aurait pu s’en saisir à la manière d’un filin qui nous conduirait directement à sa source nichée quelque part au-delà des confins. Elle stoppa net sa course, jeta sur l’horizon un regard inquiet avant de sonder les environs en vain puis, finalement, se tourner vers le reste du convoi. Chacune de ses filles ressentait, à sa façon, pareil sentiment.

Les paroles du vieillard couronné lui vinrent aussitôt en mémoire, firent échos à la raison parfois butor lorsqu’il s’agit d’avouer un instant de faiblesse ou d’incompréhension. Pourtant il était bien là question de savoir pourquoi cela affectait indistinctement les êtres comme l’air ou le sable. Pourquoi cet appel couvrait la surface du plan de l’ombre mais ne s’était jusqu’à présent pas manifesté au cœur même de sa nouvelle demeure. Peut-être était-ce l’éveil soudain du monstre en son sein qui l’ouvrait à une forme de communication plus primitive, plus instinctive encore. Trop longtemps l’autre s’était soumise aux songes inconscients, et aujourd’hui la Principessa en payait le prix. Venait-elle de rater l’avènement d’une ère terrible comme le laissait présager Vilmar ? Assistait-elle à la renaissance du Fléau incarné, maintes fois propagé en récits de commères d’un bout à l’autre des royaumes enterrés ?

Quel qu’en soit le fin mot, son histoire se devait qu’on y apporte toute la lumière nécessaire. Aussi reprit-elle sa route avec un calme de façade, là où la meute ne cachait, elle, pas son ressenti. Si tout cela devait s’avérer, alors il leur faudrait agir d’une manière ou d’une autre afin d’assurer leur propre survie. Quitte à fuir pour toujours leur nid, quitte à s’échapper encore. Et encore.

Après une éternité à sonder les abîmes en ondulant çà et là à travers l’immensité désertique qui fut autrefois son fief incontesté le prédateur jusqu’alors désolé de ne pouvoir humer la plus infime trace spirituelle vagabonde se ravisa à l’instant même où son sonar capta une empreinte offerte au désarroi le plus total. Sa cible ne semblait pas chercher à se mouvoir outre mesure. Elle ne s’était probablement pas rendue compte du danger qui approchait. Même lorsqu’une multitude de silhouettes se dessinèrent dans son champ de vision direct l’enfant ne tenta pas de fuir. Elle resta piégé, inaltérable.

Alors les filles de l’impératrice formèrent un cercle autour d’elle, en silence, tandis que leur Mère se dévoilait pudiquement au regard de la malheureuse. Un instant, le calme fit son apparition puis, doucement, le monstre en son for intérieur s’éleva. Prêt à fondre sur cette proie trop facile.

- Cette douce musique, l’entends-tu, enfant ? Le chant des éons, l’appel du vide et des ténèbres intemporelles ? Est-ce là ce qui te place sur ma route telle une offrande sur l’autel du Dieu de la mort ?!

Ses orbites creuses habitaient un voile pourpre compact, scintillant. La faim aiguisait ses crocs innombrables, et bientôt l’escadrille de fer se mit à tourner au-dessus de leur tête, présage funeste.

- Ainsi donc tu souhaites mourir ici, et bien soit. Je me ferais une joie de rompre définitivement ce lien qui t’attache encore à ce monde. Quant à mon nom, il n’a d’importance que pour ceux qui seront en mesure de le répandre aux confins de ce qui fut jadis mon royaume. Car de toute évidence le Yermo ne chante plus ma gloire passée.

Comme elle devait s’y attendre, son doux souvenir était tombé dans l’oubli, s’était extrait de la mémoire collective. Autrefois le gibier peuplant ces terres infinies se terrait à l’annonce de sa venue, tentait vainement de trouver refuge dans quelque poche protectrice à la merci de son besoin. Le prédateur faisait fi de l’asile accordé aux fugitifs ou autres vagabonds. Peu lui importe le besoin d’autrui tant qu’il ne serve ses propres intérêts. Au loin, les flèches d’ivoires crevaient un ciel éternellement habillé de ténèbres hostiles. Sa route, si longue fut-elle, toucherait bientôt à son terme. Et à en croire les récits du vieillard rencontré il y a peu en son domaine la cité regorgeait d’âmes prêtes à se faire dévorer. Il aurait donc été malvenu de s’en repaître dans le cadre d’une visite aux atours diplomatiques. C’est pourquoi son choix se reporterait sur cette proie insolente menaçant ouvertement la meute alors qu’elle se trouvait précisément e position relativement inconfortable.

Outre la punition de rigueur appliquée lors d’un tel affront, il était ici question de se nourrir, de panser la fatigue et l’effort accumulés durant ce long périple à travers les dunes. Et à en juger par l’empreinte spirituelle de l’enfant, il y aurait largement de quoi sustenter le groupe. Pour autant, elle ne se contenterait pas de l’ingérer proprement. Visiblement affiliée d’une quelconque manière aux forces en place de Las Noches, sa carcasse leur reviendrait de droit. Cela n’empêcherait pas un prélèvement symbolique, bien entendu.

Dans un ultime élan d’altruisme le monstre se redressa de toute sa hauteur, jaugeant la malheureuse de ses rubis enflammés. Elle se gaussa de tant d’arrogance et, avant d’entamer la sempiternelle danse macabre tant voulue elle s’exprima sur un ton amusé. Presque moqueur.

- Bien, voyons à quel point l’envie te ronge. Si tu désires tant faire offrande de ta pitoyable existence mon trésor, il va falloir montrer un poil plus de… Répondant. En piste.

A ces mots la pression se fit plus lourde et l’atmosphère ambiante, d’une densité considérable. Un cri bestial, strident, creva les cieux pour se répandre à la manière d’un rugissement de lion sur des kilomètres à la ronde. Il inspirerait peur et désarroi à quiconque ne serait pas en mesure de lutter pour sa seule survie. Après quoi et, afin d’appuyer ses propos la Matriarche tissa avec soin les barreaux d’une cage faite d’énergie pure. Si sa proie tenait tant que ça à mourir, il lui faudrait lutter un minimum sans quoi sa chair n’aurait la moindre saveur.

Et comme on se doit de travailler la viande avant de prétendre la consommer, la Principessa donna ordre à son escadrille virevoltante de former un cercle autour de la prison éthérée. Le ballet tranchant, tenu dans un crescendo sans limite, danserait par moment avec la principale convive.

Ne leur resterait plus qu’à attendre, assister, et applaudir dans le cas où l’effrontée répondrait à sa requête. Se prêterait au noble jeu de la mort.

Ainsi cette enfant n’allait se morfondre ou se faire prier. Déjà de par son verbe l’esclave en fuite de Las Noches trahissait son geste. A défaut de se défendre proprement, elle braqua devant la Matriarche sa lame insolente, ses mots dont le tranchant aurait eu peine à marquer la cuirasse d’ivoire. Sous les rires moqueurs de ses filles la proie n’en démordit pas, et s’enquit de joindre à ses paroles acides un semblant d’héroïsme puéril. Qu’elle s’imagine pouvoir élever sa pitoyable carcasse au rang de martyre passait encore, mais de là à sous-estimer la valeur de son adversaire… Il y avait de quoi mettre ses nerfs en pelote. Pourtant, l’impératrice renégate ne daigna pas le moins du monde donner crédit aux menaces, tant physiques que psychologiques. Elle aurait raison de ce microbe, cela ne faisait aucun doute.

Aussi lorsque celle-ci brisa sans surprise les barreaux de cette cage imaginaire non sans se lacérer le corps par endroits au cours de la manœuvre, Daestra ne fit qu’un geste. Rien de plus qu’un sourire carnassier. Pas même l’esquisse d’un revers pour contrer ses attaques. Et quand le gibier disparut un temps aux yeux de la meute le requin, lui, ne lui offrit le luxe de s’esquiver à son regard inexistant. Car le prédateur des temps anciens n’a jamais connu que les abysses; et le monde, il ne le voit pas de ses yeux puisqu’il n’en possède plus. Une aubaine. Le beauté du chant qu’on ignore prévaut sur celui qu’on croit entendre, ainsi l’orchestre du monde joue pour son seul plaisir et la composition chaotique cueille son attention dès le plus petit froissement de muscle.

En osmose avec cet univers Samekoukan s’invite, s’envole. Les premières flammes se meurent prématurément, ne rencontrent que lui. L’étreignent, l’embrassent, avant de s’éteindre. Les brulantes caresses du dragonnet sont dévorées par la fougue du gardien invisible qui referme sa gigantesque mâchoire et croit alors protéger le joyau de son être. Pourtant il le sait, il le sent. Son échec. Daestra grimace intérieurement, savoure la chaleur atroce du brasier qui consume et noircit sa forteresse ici ou là. Rien ne pourrait jamais l’atteindre, rien ne pourrait jamais lui faire regretter à moins de porter le nom de Riful. Il n’y aurait plus jamais rien de comparable à cette… Chose. Il n’y a donc plus de souffrances désormais.

L’escadrille a tôt fait combler son manque et recouvre aussitôt les zones sévèrement endommagées. Stoïque, l’hybride revêt finalement sa parure de bête. Les volutes l’englobent, virevoltent. Ses rubis étincellent comme pour annoncer ce que l’esprit sait déjà. La mort arrive et nulle autre qu’elle peut prétendre la donner. Toujours en cercle, immobile, la meute observe en silence.

- Sinistre lézard de feu, bientôt ne crachera plus que son sang. On fait toujours cavalier seul, lorsqu’on invite la mort au bal.

Elle souhaite en finir au plus vite, ne pas faire dans la dentelle, quitte à faire bouillir son propre sang dans les tourments de la bataille singulière. Puisant dans ses forces, elle déchaîne sa rage et sa faim sur l’insecte sans se soucier de l’état dans lequel il pourrait lui revenir. A son tour elle se laisse avaler par le monde des voyants. Sa course l’amène à frôler sa proie, la bousculer, l’entraîner encore et toujours. Jusqu’à ce que les dunes se mettent à danser autour d’eux, jusqu’à ce que le manteau de sable se creuse, jusqu’à ce qu’une immense colonne se dresse et emporte tout ce qui peut l’être. La Principessa tourbillonne comme elle le faisant jadis. Elle est l’âme du cataclysme, le cœur de la tempête. L’œil du cyclone. Rien n’est plus en mesure de l’arrêter.

La gigantesque colonne de sable après un ultime élan ravageur laisse entendre de par son bourdonnement continu les prémices d’une fin annoncée. L’édifice instable s’écroule progressivement sur lui-même à mesure que les vents s’affaiblissent et bientôt, ne reste en son cœur qu’un couple de monstres. Le premier contemple en silence sa partenaire à l’agonie qui malgré de sévères blessures ne perd rien de son insolence puérile. Là où les braves se contenteraient d’affronter la mort en économisant leur salive pour mieux frapper, celle-là préférait cracher un venin aussi inoffensif qu’il était hors propos. Mais la matriarche ne le lui fit pas remarquer, à quoi bon vouloir faire entendre raison aux faibles puisqu’ils ne lui servaient que de réserve alimentaire. Si seulement le gibier pouvait n’être doué de parole, les choses serait plus simples pour tout le monde.

A commencer par Daestra, pas plus intéressée par les propos de l’oisillon écailleux que par la couleur de sa parure. Comme toujours son regard fixait au-delà du corps, au-delà des mots. Des ondes propagées alentour elle n’en voyait que l’essence dissimulée, profonde. A travers les reproches ou les remarques acerbes, elle sentait une peur immense. Car qui peut se vanter d’attendre la mort sans pour autant la craindre ? Des bêtes sans la moindre conscience du monde ou de leur âme propre. Des imbéciles arrogants. Aucun être censé n’attendrait la mort avec le sourire et toutefois, c’est bien ce qu’elle vit sur le visage de l’enfant. Et cela lui arracha un soupir sincère de mépris.

Lorsqu’apparût sans aucune espèce de raison le titre de sa seule véritable amie et rivale, elle ne put s’empêcher de rire à gorge déployée avant que toute son attention ne se tourne vers l’odieux méfait du lézard. Dans un dernier moment de couardise cette misérable tenta de s’en prendre au reste de la meute qui jusque-là n’avait daignée rejoindre le combat. Qu’à cela ne tienne, l’autre fourbe força les choses. Ou plutôt, s’y essaya. Dès l’instant où ses sens alertèrent la Principessa de l’attaque en cours, l’escadrille se mit aussitôt en formation par devant elle tandis qu’elle disparaissait… Pour réapparaitre, mine impassible, devant le brasier. Elle ne se soucia guère de cette sensation désagréable, des brulures corrodant sa forteresse malgré l’entrave d’acier.

– Et pourtant elle a été assez faible pour te laisser la vie sauve. Il est grand temps d’y remédier.

Et son poing cramoisi traversa le mur de flammes pour s’écraser violemment sous le menton de l’enfant. Elle profita ensuite de leur proximité mourante pour faire intervenir l’escadrille. Chaque fragment vint frapper à son tour sans qu’on n’orchestre la danse. Enfin, le squale s’empara vigoureusement du lézard avant de fondre vers le sol, tout en armant de son bras libre un Cero. Au contact du Yermo, tout ce beau monde disparaîtrait dans une formidable déflagration de sang, d’énergie pure et de sable. Sous les applaudissements de la meute, bien entendu.