Fidèle à ses habitudes d’antan la Principessa s’était creusé un semblant de terrier non loin des remparts pour y abriter toute sa petite ménagerie. Malgré qu’on lui ait offert l’opportunité d’investir la suite réservée aux convives elle ne daigna pas y répondre par l’affirmative sous prétexte que les lieux ne convenaient pas à ses exigences. De fait, si le confort était bien promis, il ne correspondait pas aux canons du squale préférant de loin la rigueur du Yermo. De plus, cela leur éviterait de piocher dans les réserves du Palais, et de se repaître directement à la source. Qui s’inquiéterait de disparitions quotidiennes au sein de Naciamento, puisqu’il ne s’agissait bien là que d’un vivier gigantesque en voie d’extinction ?

Voilà pourquoi sans doute, l’émissaire tarda à faire parvenir son message en mains propres. Outre le fait de traquer sa cible au-delà du dédale intérieur le pauvre bougre avait dû se perdre un moment en dehors et soumettre la populace du bidonville à la question avant de localiser, enfin, la tanière tant recherchée. Ceci fait il s’annonça sur le seuil et, voyant qu’un étrange vigile décharné s’écartait aussitôt de l’orifice principal s’y engouffra immédiatement afin de mettre un terme au supplice. Là s’ouvrit à son regard hébété un décor aussi grandiose que morbide. De multiples tentures faites de peaux de ses semblables ornaient les parois solides de cette curieuse grotte creusée dans le sable. En son centre reposait Daestra, assise en position de lotus, l’air sereine. Un silence de mort pesait sur les têtes, et aucun regard ne croisa un instant le sien. Ce ne fut qu’après avoir annoncé le motif de son intrusion que les rubis de la Matriarche s’illuminèrent enfin non pas pour fixer un point précis mais dans l’unique but de signaler sa renaissance au sein du monde conscient.

Car depuis son arrivée le sombre chant corrodait son cœur, si bien qu’il lui fallait déléguer le contrôle de l’âme par sa raison endormie, le temps pour elle de panser le mal puis regagner sa couche par dépit. Le monstre ne manquait effectivement pas d’arguments, légitimait presque la main mise et l’usage de la force. La meute évoluait maintenant en territoire ennemi, et si sa venue avait été souhaitée jadis rien ne peut assurer qu’il en sera de même maintenant que le souverain Santo ne tire plus les ficelles du pouvoir. Quant à son successeur, la Principessa en savait autant que pour le reste des forces en place. Son exil ne datant pas d’hier, plus aucune empreinte spirituelle ne lui inspirait confiance. Pour autant, il lui fallait bien comprendre le pourquoi de tout ce chaos. D’abord l’appel, puis le régicide et enfin la destruction partielle de Las Noches. Ce monde était-il donc condamné ?

L’intrus creva l’abcès du silence, extirpant son interlocutrice d’une torpeur maladive. Il semblerait à l’entendre que les Emperatrices soient en mesure de la recevoir. Difficile d’affirmer si elles comptaient par la présente poursuivre sur la voie de leur prédécesseur, toujours est-il que le fait de s’entretenir avec une ancienne renégate ne posa visiblement aucun problème de conscience. La Mère prit donc connaissance des détails ainsi que du lieu de rendez-vous, et congédia l’insecte d’un simple revers de la main. Les filles se regroupèrent finalement autour d’elle, écoutèrent ses directives. Et enfin, toutes embrassèrent la pénombre lunaire.

Quelques minutes plus tard, le groupe pénétra dans ce qui semblait être l’emplacement où se dressa un jour le palais du Rey. Ne subsistait aujourd’hui qu’un vulgaire amas de ruines, comme si toute la splendeur et la symbolique du pouvoir, comme si le cœur même du Hueco Mundo s’était simplement écroulé sous le poids du chagrin. La perte successive de plusieurs Rois avait dû mettre en branle l’égo de son peuple. Pour qu’on en vienne à rappeler ceux dont la tête fut mise à prix… La situation devait être désespérée. De cela Daestra en aurait bientôt confirmation, à moins qu’on ne décide de la piéger auquel cas d’autres ruines rejoindraient celles sur lesquelles son pied se posa.

Au sommet du monticule de débris se dessinèrent un couple de silhouettes. D’abord interloquée par ce que le sonar lui renvoyait la matriarche se ravisa et émit un léger rire en constatant qu’il s’agissait de jumelles. De par leur puissance respective, il ne faisait aucun doute quant à la légitimité de leur titre. Néanmoins Grimmjow brillait également par sa force et cela n’en fit pas un bon monarque. Sans cervelle la couronne n’est qu’un vulgaire bibelot, l’aura à défaut de respect transpire la peur et la crainte. Ici elle devrait tout apprendre. Trop de questions sur ses lèvres, trop d’appréhension aussi. Si son tatouage ne quitta jamais les rondeurs de son corps, son âme demeurait libre et affranchie du joug des tyrans. Pourquoi alors venir la chercher ?

Profitant que ses filles déambulaient çà et là à bonne distances des emperatrices, la Principessa prit le luxe d’intervenir sans qu’on le lui demande. Autant mettre les choses au point dès le départ.

- Si vous me recevez, aussi devez-vous probablement savoir qui je suis. En revanche, je n’ai connaissance ni de votre identité ni de la raison pour laquelle votre prédécesseur m’a invité ici. Il lui aura fallu faire preuve de ruse pour me débusquer, mais pourquoi ? Je doute qu’il en avait après ma tête, alors pourquoi me faire venir ? Que se passe-t-il ? Je n’avais pas vu autant de ruines et de misère depuis la déchéance des Sternritters…

Sa mine s’assombrit un instant, à mesure que lui revenaient les propos de Vilmar. Et si le Fléau des Mondes s’était finalement réveillé ? Que devrait-elle faire ?

- On nous a dit qui tu étais, oui. Même si je dois bien avouer que ça représente pas grand-chose pour nous hein. Mais passons plutôt à des choses bien plus importantes si tu veux bien… qu'est-ce que tu penses de ma tiare ?

- Je te prie de bien vouloir excuser les pitreries de ma sœur May. Je suis Emily. Et nous sommes les Emperatrices de Las Noches, vraisemblablement pour le pire et le meilleur. Je crains de n'avoir aucune réponse à t'offrir concernant les désirs du prophète te concernant. Tout ce que nous savons à son propos est qu'il dévouait sa vie à la recherche de Sima, son Dieu-Hollow. Et que lorsqu'il l'a enfin trouvé, sa divinité n'a pas tardé à en faire un simple amuse-bouche. Tu n'auras donc sans doute jamais les réponses que tu attends, disparues avec lui. Quand à ce qu'il se passe… Disons que la gourmandise de Sima n'a d'égal que son gigantisme et que… même nous craignons sa visite. Plutôt que de nous terrer, nous tentons de rassembler la plus grande force de frappe possible en nos murs. Voilà peu ou prou où nous en sommes.

Curieuse sensation que de se retrouver en présence de jumelles au tempérament diamétralement opposé, surtout lorsque celles-ci se proclament monarques du royaume lunaire. Jamais la Principessa ne s’était jusqu’alors confrontée à une telle empreinte. Deux arômes à la fois complémentaires et dissidents, impossible à dissocier. Et cela n’affectait visiblement pas que leur auditoire, à entendre l’une des figures de cette étrange gémellité répondant avec un certain dépit aux élucubrations de sa moitié. Laquelle lui parut au premier abord plus proche de l’enfant que son double aguerri, bien que leur marque commune ne laisse le doute possible quant aux ravages qu’elles pourraient causer ensemble. Une nouvelle fois donc, la face visible du Hueco Mundo s’organiserait sous l’étendard de la force brute et non plus de la religion comme cela avait dû être le cas durant le règne avorté de Santo Pastor. Espérons que le leur ne connaisse de fin similaire, et s’élève vers d’autres domaines inexploités jusqu’alors par Grimmjow en son temps. Car le poids de la couronne, s’il offrait notoriété et pouvoir amena souvent en son sillage la folie des grandeurs et l’arrogance des seigneurs. Or l’histoire montra à de maintes occasions combien l’excès de confiance pouvait nuire aux puissants, jusqu’à les faire choir sans ménagement du haut de leur piédestal divin.

Pour autant les paroles des Emperatrices ne sonnèrent creux aux oreilles de la Matriarche. Elle qui côtoyait d’autres sphères et partageait également un trône impalpable mais bien réel savait se jouer de la toile tissée par ses semblables, en reconnaître chaque murmure, s’approprier la plus petite confidence étouffée sous le brouhaha du monde physique. Ses orbites inanimées contemplaient un univers inconnu du commun, insoupçonné, et pourtant si riche de vérités. Les sens ne s’attardent ici plus sur les innombrables futilités du réel, en témoigne l’absence totale de réaction extérieure lorsque une tiare aussi insipide que la roche du canyon lui fut présentée comme on le fait d’une relique inestimable. A la différence de sa propre couronne d’os, celle-ci n’imprégnait pas le monde spirituel de son empreinte et ne possédait donc à ses yeux morts ni valeur, ni histoire, soit l’intérêt de l’Oubli. Néant. En revanche, le discours de sa sœur attira toute son attention. La franchise autoritaire côtoyait là une peur viscérale révélatrice du danger planant sur toutes les têtes. Ce désir exposé d’unir les forces d’un peuple à jamais en conflit avec lui-même témoigna du désespoir de la situation, ce qui ne manqua pas faire sourire le squale.

Une expression de façade puisque l’appel corrodait également son cœur ainsi que celui de ses filles. Il était une menace à ne pas négliger. Et si les prédictions de Vilmar s’accordaient finalement avec les récits moissonnés jusqu’à maintenant, alors le voile tout entier risquerait de disparaître un jour. Et s’il y a bien une chose que Daestra ne tolérait guère, c’est qu’on lui impose une route vers son propre destin.

- Ainsi donc le redouté Sima n’a plus rien d’une fable et s’est finalement éveillé. Si les récits à son sujet ont le parfum du juste, alors nous n’avons que peu d’espoir d’en réchapper. Pourtant j’ai vu dans son sillage une myriade de témoins rescapés et des murs encore debout. Nous pouvons donc en déduire qu’il est un Dieu clément, ou qu’il nage toujours en partie dans la torpeur. L’attente n’est dès lors permise en effet. Quant à savoir s’il est de ceux que l’on peut défaire, rien n’est moins sûr.

Le peuple d’au-delà du Yermo connaissait et véhiculait nombre de légendes au sujet de Sima le prédateur Primordial. D’aucuns disaient de lui qu’il englobait le ciel de son corps et balayait toute chose d’un souffle. Insatiable, il ne trouverait le repos qu’après avoir ingurgité le voile dans son ensemble. Pas seulement le monde qui l’a vu naître, ou qu’il aurait façonné. Mais tous. Une frappe unique de Las Noches ne suffirait pas à l’en dissuader et ne ferait, au mieux, que retarder l’inévitable. Alors pourquoi cet appel infini, corrosif ? Pourquoi laisser une trace de son passage ? La chose, que l’on dépeignait volontiers comme une vulgaire divinité primitive affamée ne prendrait soin de signaler sa présence aux mondes, encore moins épargner son repas. Quelque chose ne tournait pas rond.

A la fois amusée par la situation et inquiète de devoir un jour faire face à celui qui souhaitait modeler le terme de son existence la Principessa se mit à déambuler, songeuse. Ses filles en profitèrent pour fouiller les décombres à la recherche d’objets susceptibles de les divertir. Après un instant de réflexion leur mère se dressa finalement, impérieuse et froide, au pied du monticule de gravats où trônaient les Emperatrices. Une idée germait, cherchant un sol propice pour se développer.

- Je puis vous apporter mon aide ainsi que celle de mes sujets. Il existe également bon nombre d’autres seigneurs par-delà le Yermo, il ne fait aucun doute que la présence de Sima leur ait été transmise par quelque moyen que ce soit. A défaut de rallier ceux qui jadis jurèrent de me pourchasser, je suis toutefois disposée à agir dans le but d’unifier le Hueco Mundo sous une même bannière. J’ose croire que la situation permettra de focaliser notre attention sur une cause commune et non d’anciens heurts persistants.

Il était hors de question pour Daestra de quitter son nouveau foyer, de délaisser un monde qu’elle s’était appropriée. Tout ça pour un vulgaire tatouage et une place dans ce que beaucoup considéraient comme l’élite. Jamais elle ne toléra le port des chaînes, ni l’idée de servir dans ce qui fut autrefois une geôle et le cocon putréfié du monstre qui l’habite encore aujourd’hui. Jamais plus elle ne commettra cette erreur.