Le bruit du balai sur le sol.
Un son désagréable, monocorde, sans mélodie, qui rappelait parfois les crissements de la paille contre la peau, ou ceux des ongles sur un tableau. Cette idée amusa légèrement Asuna. Elle appuya davantage sur le manche, le son se fit plus intense et irritant.
Comme la dalle qu’elle nettoyait fut finalement d’une propreté satisfaisante, elle passa à la suivante. De nouveau le même grattement gênant. Autant par le son que par toute la mollesse qu’on devinait derrière ; Asuna mécaniquement reproduisait le même schéma de gestes idiots et de va et vient stupides.
De nouveau, elle jugea la dalle plus ou moins propre et passa à sa voisine. Quelques médecins passèrent à coté elle sans lui prêter la moindre attention, chose qu’Asuna leur rendit bien. Absorbée par sa tâche, la menant néanmoins superficiellement, elle continua de nettoyer avec l’énergie d’une vieille personne.

Au bout de quelques heures de ménage faussement méticuleux, Asuna atterrit dans un couloir. Elle le reconnut comme étant celui sur lequel elle avait passé trois jours il y a un mois, l’appréciant principalement par son isolement et son peu de passage. Habituellement peu emprunté, il lui offrait la possibilité de s’adonner à toute sa paresse sans avoir à craindre les remontrances de ses supérieurs. Elle se sentit bien, fixa ses pieds et son balai, puis reprit son travail. Elle avançait lentement et rarement en ligne droite sur plus de deux dalles. Elle en omit même quelques unes sur son passage et les laissa toutes consacrées à la saleté. Très rapidement, la tête de son balai fut au moins aussi répugnant que le sol qu’il était censé nettoyer ; Asuna n’en tint pas compte et continua sa mascarade.

Soudainement elle fut confrontée à un débris bien plus gros que ceux dont elle avait l’habitude. Comme son regard chassieux ne laissait deviner nulle lueur de compréhension, elle entreprit de donner quelques coups de balais supplémentaires dans ce déchet particulièrement énorme. Un éclat s’alluma dans ses yeux et elle releva la tête. Le détritus dans lequel elle tapait était non moins qu’un détritus gradé, pire encore, de rang capitaine.
Asuna s’inclina légèrement en signe feint de respect :

« Pardon, capitaine. »

Ni contrite ni particulièrement gênée, elle se déplaça de quelques pas et reprit sa folle chorégraphie ménagère avec le même enthousiasme habituel.

Elle n’avait pas réagi assez promptement. Une fois sa tâche accomplie, elle aurait dû saluer sa supérieure, prétextant un travail quelconque, puis battre en retraite sans un regard en arrière. Mais comment se douter que Tsunemi Ai prolongerait le supplice de sa compagnie sous l’excuse oiseuse de remerciements.
Asuna n’avait que faire de remerciements. Elle se serait allègrement contentée de pouvoir reprendre son quotidien sans que quiconque ne vînt la déranger. La proposition de la Capitaine tombait au plus mal, autant qu’elle était dangereuse.

La jeune Shinigami évitait en temps normal tout contact prolongé avec les représentants les plus puissants du Goteï 13, et s’appuyait sur sa nullité apparente pour demeurer parfaitement invisible. Elle avait appris à exceller dans le camouflage de son énergie spirituelle justement dans cette optique-là. Mais Asuna savait qu’il y avait d’autres maîtres dans la perception du reiatsu, aussi bons voire meilleures qu’elle ne l’était. Elle savait aussi que ces êtres avaient de plus grandes chances de se trouver au sommet de sa hiérarchie, davantage que dans la piétaille qu’elle côtoyait à longueur de journée. Si un lieutenant la rendait déjà méfiante, que dire d’un capitaine ?

D’un autre coté, elle était tout à fait consciente des réalités politiques, quoi que laissait penser sa mollesse. Décliner l’offre innocence d’une capitaine redevable marquerait les esprits, mais en mal. Elle ne voulait pas que l’on souvienne d’elle comme celle à avoir dédaigné le cadeau d’une de ses supérieurs. Dans l’idéal, elle aurait voulu que l’on ne se souvînt pas d’elle tout court.
De très mauvaise grâce et avec cette même neutralité coulante, Asuna se tourna vers la capitaine et hocha la tête en signe d’acquiescement. Elle posa son fidèle balai contre le mur et se traîna jusqu’à sa « bienfaitrice ». Malgré sa façade de paresse, Asuna ne resta pas le moins du monde inactive. Durant le temps minuscule qui lui fallut pour parvenir jusqu’à Tsunemi, la jeune femme étouffa davantage son reiatsu pour n’en laisser filtrer qu’une minuscule quantité, du niveau qu’on attendait d’une vingtième siège.
À présent aussi consistante sur le plan spirituel que de caractère, Asuna put se détendre. Vaguement.
Elle laissa glisser son regard sur les pâtisseries, dont aucune ne lui fit véritablement envie, et en choisit une à tout hasard, parce qu’il le fallait. Forcée et contrainte, elle désigna un quelconque roulé aux fruits :

« Je vais prendre ça, Capitaine. »

Le spectacle sous ses yeux frôlait l’irréel. L’onirisme absurde régnait sur cette scénette étrange d’une haute gradée du Seireitei luttant pour verser l’argent qui lui était dû à l’employé lui opposant une bienveillance hypocrite. Finalement, cette dernière parvint à défaire l’enthousiasme de Tsunami Ai, qui céda et accepta de mauvaise grâce de ne pas payer.
Asuna constata que la place de capitaine offrait des avantages pour le moins intéressants. Elle, n’avait jamais eu droit à une quelconque réduction, même après toutes ces années à servir dans la Quatrième Division. Pire, elle suspectait Tanka Yoshitora, l’employé, d’augmenter brusquement les prix lorsqu’elle se présentait comme cliente. Elle ne l’avait jamais accusé ou menacé, continuant de se faire probablement arnaquer par un idiot vénal. Au bout du compte, ce n’était pas si grave.

Quand Tanka et Tsunemi eurent enfin fini leur triste manège, Asuna suivit sa supérieure jusqu’à une table où toutes deux s’assirent l’une en face de l’autre. La technicienne de surface avisa l’extrême saleté de la table, dont pour une fois elle ne fut en rien responsable à moins qu’il ne s’agît d’un oubli de sa part, qu’elle préféra ignorer plutôt que de se répandre en excuses. La Quatrième Division était malade sans personne à sa tête, et tous le savaient.
À contre cœur, Asuna commença à entamer son gâteau tandis que la capitaine débuta la conversation. La jeune Shinigami savait que Tsunemi Ai tenterait d’engager un embryon de relation, même formelle. Elle avait réfléchi à ce qu’elle dirait si cela s’avérait effectif ; Asuna voulut répondre mais son interlocutrice la prit au dépourvu en allant décrocher un instrument au mur. Lorsqu’elle revint, Asuna la dévisagea sans ciller, longuement, sans la juger, et resta muette durant d’interminables instants. Son regard sans émotion passa du visage de la capitaine à l’instrument avec la plus parfaite des neutralités. Asuna écrasa du bout des doigts son gâteau et en porta quelques miettes à la bouche.

« Je m’appelle Asuna, dit-elle en éludant son nom de famille. Je travaille depuis longtemps ici, oui. Je ne pense pas vous avoir déjà vu non plus. Pourtant la Quatrième n’a jamais été bien loin de la Cinquième, c’est vrai. »

Réponse pour le moins sibylline qui pût passer pour de l’ironie, mais il n’en fut rien. Etait-ce là qu’un constat idiot, une énonciation froide et plate de faits évidents. Asuna désigna du menton l’instrument qu’avait récupéré la capitaine.

« Le Shinigami à qui appartenait cet objet est mort il y a peu, conclut-elle simplement. »

Spoiler:

« Il est mort. Le reste n’importe plus, fit-elle d’une voix creuse. »

Son ton dépourvu d’affect laissa sous entendre son pragmatisme, de même que son absence totale d’attachement à la mémoire du décédé. Elle n’aimait pas la musique. Là où les autres entendaient harmonies, délicatesses et émotions, Asuna ne percevait que du bruit. Comment alors aurait-elle pu développer de l’intérêt vis-à-vis d’un Shinigami qui prenait plaisir de son vivant à la cacophonie infernale générée par son instrument ridicule ? À l’annonce de sa mort, Asuna en avait même tiré du soulagement. Qui il était, ce qu’il avait fait, et comment était-il mort, furent autant de questions que la jeune femme ne se posa pas. Le vacarme avait laissé place au doux silence, cela lui suffisait.
Elle finit sa gourmandise en deux autres bouchées et continua de se livrer sans conviction au jeu de l’interrogatoire.

« Il m’arrive de livrer le courrier, parfois. Mais je n’ai rarement eu à faire plus depuis vingt ans. »

Son regard inexpressif se détourna de Tsunemi pour se planter dans celui presque envieux du chargé à la vente de gâteaux. Ce dernier suivait la scène de loin, étonné qu’un soldat aussi insignifiant qu’Asuna pût se trouver en grande conversation autour d’une table avec l’une des treize capitaines. Asuna aurait échangé bien volontiers sa place avec celle de Tanka, aussi imbécile fut ce dernier. Être remarquée par l’une des Treize ne l’enchantait en rien.
Par ailleurs, Asuna estima que sa propre personne avait été suffisamment mise en lumière pour aujourd’hui et se décida à renverser les rapports de force de l’interrogatoire.

« Je n’avais pas entendu parler de promotions récentes parmi le capitanat. »

Affaissée nonchalamment sur sa chaise, la tête légèrement pendante d’un coté, les bras étalés sur la table, Asuna n’offrait à voir aucune énergie ou enthousiasme. Pourtant sa voix laissait percevoir une inflexibilité étrange, une dureté lointaine derrière la mollesse.

« Qu’est ce qui vous a poussé à endosser le Haori ? »

Asuna sentit glisser en elle la froide lame d’une guillotine ; nichée dans son estomac et taillant sa chair, impitoyable. La Shinigami avait écouté avec la plus vive attention les raisons qui poussèrent Tsunemi à endosser le Haori ; les motifs de sa promotion ne lui plurent pas du tout.
La réponse de la capitaine conforta les craintes d’Asuna : si ses capacités réelles se savaient, la jeune femme n’aurait guère le choix que d’accepter sa probable promotion forcée. Mais monter en grade, obtenir davantage de responsabilités, être mise au centre de toutes les attentes et de toute l’attention, n’enthousiasmait en rien la modeste technicienne de surface qu’elle était. Asuna se préférait largement au plus bas de l’échelle où on exigeait que le minimum. Sa fierté n’en souffrait jamais, puisqu’elle n’existait simplement pas. Si faire partie de la lie du Seireitei était le prix à payer pour obtenir la paix, Asuna le paierait plutôt deux fois qu’une.
Quant à envisager de quitter le Seireitei, l’option n’était même pas envisageable. Hors de la société des âmes, il n’y avait que le chaos.

« Je ne comprends pas. Ne vous a-t-on pas laissé le choix d’accepter cette montée en grade ? »

Il se devinait subtilement un écho lointain d’inquiétude au cours de ses mots, au fond de sa voix. La situation se révélait plus dangereuse que prévue. Ce que laissait entendre Tsunemi dans ses dires était que le Goteï Treize, par trop affaibli par ses pertes d’effectifs, obligeait la promotion de capitaines réticents.
La capitaine avait toutefois posé une autre question, établit une autre orientation de la conversation. La Quatrième Division, et Asuna, indirectement. Encore une fois.
La Shinigami considéra son interlocutrice avec plus de méfiance, et seule une étincelle dans son regard terne laissa deviner sa suspicion.

« Lorsque l’on décapite une volaille, elle continue de courir sans sa tête pendant plusieurs minutes. La Quatrième Division est à l’image de cet exemple. Elle s’agite. Elle se secoue. Mais elle s’éteindra bientôt. Ce que nous vivons ici actuellement sont ses derniers spasmes. »

Asuna haussa les épaules, feintant le dépit et distillant dans sa voix un zeste de rancœur.

« Nous accueillons vos malades, mais nous, qui nous soignera ? La Quatrième Division est à l’agonie à l’image de toutes les autres divisions qui n’ont pas de dirigeants.
Le Goteï Treize compte nombre de poulets décapités en ses rangs. »

Le bocal représentait un intérêt bien mince, si ce n’est inexistant. D’une banalité affligeante propre aux pots, il ne possédait nulle décoration remarquable ou de couleurs particulières, et n’était pas fabriqué dans un matériau noble, mais quelconque, du verre de médiocre qualité prompt à se briser au moindre choc. Ce même pot contiendrait cents trente deux baguettes, nombre avancé par la capitaine et se fondant sur une probable analyse rapide du contenant en question. Asuna pourrait se lever et aller chercher le bocal afin de compter par elle-même le nombre de baguettes, mais cela se révèlerait aussi laborieux qu’inutile.
La donnée n’apportait guère au contexte de la conversation, Asuna douta de l’esprit prétendument logique de Tsunemi Ai mais n’en dit rien, ne voulant en aucun cas s’attirer les foudres de l’égo froissé d’un capitaine. Aussi préféra-t-elle ignorer la démonstration du génie de son interlocutrice, sentant instinctivement que le sujet pouvait se révéler au mieux glissant, dans le pire des cas totalement suicidaire.

Elle privilégia un tout autre thème, celui de la fuite assumée d’une division et le rachat auprès d’une autre.

« Qui y-a-t-il de difficile à porter l’uniforme de la division d’un, ou plusieurs traîtres ? Les fautes des parents ne sont pas celles des enfants. Le raisonnement est absurde, lança-t-elle platement. Mes excuses, Capitaine, poursuivit-elle distraitement en se rappelant à qui elle s’adressait. Asuna n’aimait décidément pas la familiarité feinte de la situation qui avait tôt fait de prendre le pas sur le protocole habituel.
Je me demande également pourquoi être douée dans un domaine vous dispose-t-il forcément à vous y consacrer pleinement. »

La jeune Shinigami se leva, décidant cette fois-ci de prendre définitivement congé. Asuna n’avait que trop parlé et il était certain que Tsunemi Ai se souviendrait d’elle avec plus de précision que la plupart des gens. Et cela était fâcheux.

« Je ne suis guère qualifiée pour le ménage, vous l’aurez remarqué, ajouta-t-elle avec une esquisse fantôme de sourire. Malgré tout, il s’agit de la tâche qui me sied le mieux, car telle est ma place. »

Elle s’inclina révérencieusement face à la capitaine pour conclure sur ses dernières salutations :

« Je vous remercie de votre générosité, Capitaine, et souhaite à présent me retirer pour reprendre mon travail. Je n’ai que trop abusé de votre temps. »

La tête fléchie vers le sol, Asuna commença le décompte des secondes qui passaient.

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