Les aléas de l’administration lui paraissaient toujours obscurs, autrefois. Désormais, Asuna comprenait que son sentiment était pleinement justifié. Jamais elle ne serait doutée que toutes ces piles de papiers pouvaient se révéler autant chronophage. Chaque feuille en appelait une autre, puis une autre, et encore une autre ; les lignes de mots défilaient sous les yeux dans une confusion permanente. Flots d’encre incessants sans le moindre sens.
Depuis une semaine Asuna tenait le troisième siège, et elle en avait déjà assez. Elle aurait pu largement tomber sur plus paresseuse que la Lieutenante Satô (et plus sympathique aussi), mais l’absence de Capitaine à la Quatrième n’aidant pas, les surcharges de travail étaient légion. Des rapports à rédiger sur des sujets sans intérêt ; des comptes à tenir sur les coûts en main d’œuvre de chaque service ; une bouillie infâme que seuls les masochistes du travail pouvaient aimer ingérer.
En écrivant ce rapport, Himesaki avait vu juste : cette promotion était bel et bien empoisonnée. On respectait Asuna à présent pour ses faits d’armes, et pour le poste qu’elle occupait, mais cela ne valait pas le fardeau qui était à présent sien. La fierté ne pesait rien face à la sérénité de ne subir aucune attente.

Lorsqu’occasion lui fut donnée de sortir du bureau de son imbuvable supérieure, elle s’en saisit avec enthousiasme. Même la tâche ingrate de jouer les messagères lui paraissait moins pénible que de gribouiller des torchons durant des heures aux cotés d’une mégère acariâtre.

C’est avec un sentiment proche de l’allégresse qu’Asuna se rendit à la Dixième Division, les mains chargées de dossiers. Elle ne paraissait pas joyeuse, ni enthousiaste, simplement sereine, profitant de ce rare moment de paix. Par ailleurs, elle avait décidé de quitter ses attitudes de femme terrifiée pour en revenir à sa mollesse flegmatique qui agaçait prodigieusement Satô.
C’est ainsi qu’elle se présenta aux gardes de la Dixième. Elle leur indiqua poliment les raisons de sa venue. Les deux hommes se regardèrent et l’un d’eux s’éloigna probablement pour réclamer audience auprès du haut gradé. Les papiers qu’Asuna tenait devaient être remis le plus urgemment au Capitaine car il s’agissait des dossiers de tous ceux de la Dixième à être tombés au combat dans le Hueco Mundo. Asuna se souvenait du visage de certains d’entre eux alors qu’ils se faisaient débiter en morceaux par la Quinta Espada. Aucun n’avait survécu, et leurs carcasses mises en miettes avaient été ramenées avec les blessés, et attendaient depuis qu’on vînt les chercher à la morgue. Asuna ayant directement assisté à ce triste massacre s’était dévouée à donner leurs noms à leur supérieur.
Non pas que révérer la mémoire d’insectes la préoccupait, mais elle avait réellement nécessité à prendre un bon bol d’air frais loin de la maniaque.
L’homme revint, acquiesça et la laissa entrer, avant de la sommer d’attendre dans la cour où l'on viendrait. La jeune femme s’exécuta, la tête basse, feignant une docile soumission. Trouvant un coin d’ombre sous un abri, elle se tint immobile à l’affut de l’arrivée de son interlocuteur.

Aujourd’hui nous n’allons pas travailler de sort particulier, je veux simplement qu’à deux vous vous affrontiez, mais de manière bien précise. Un jouera le défenseur l’autre l’attaquant. Ne visez pas trop haut dans vos sorts ce n’est pas là le but de l’entrainement. Vous devez simplement utiliser le sort le plus parfait dans une situation de combat réelle. Pour commencer l’attaquant doit annoncer le sort qu’il va utiliser avant de l’utiliser, et pour ceux qui se sentirons plus à l’aise enlever simplement cette aide.

Capitaine Igarashi, le troisième siège de la Quatrième est là pour vous voir, elle a des rapports à vous transmettre !
Fais la venir ici, oh et prends les rapports et mets les dans mon bureau.

Voilà c’est très bien, maintenant on va retourner aux bases. Je vais vous montrer une fois ce que j’attends de vous.

L’on mésestime bien trop souvent les bases. Un sort faible mais bien utilisé vaux souvent bien mieux qu’un sort puissant que l’on ne maitrise pas ! Je veux que vous vous entrainiez donc là dessus ! Et sans incantation évidemment !

Bonjour. Igarashi Shu, capitaine de la Dixième Division, que puis-je pour vous ?

Son attente ne fut guère longue. Quelques instants plus tard, à peine installée, Asuna se vit dépossédée de ses dossiers par un des gardes qui l’informa également que son supérieur souhaitait la voir. Elle acquiesça non sans se demander la raison d’un tel entretien. À présent qu’elle n’avait plus les documents, rencontrer le Capitaine parut clairement obsolète. De mauvaise grâce ainsi que vaguement ennuyée par la situation, elle se sentit contrainte et forcée de suivre le soldat. En revanche, elle ne rechigna pas outre mesure, peu pressée qu'elle était de rejoindre la Lieutenante Satô.
L'homme l’entraina parmi les quartiers de la Dixième Division qui, hormis l’absence de frénétiques infirmiers et médecins pressés, ne se distinguait en rien de la Quatrième Division. Son guide la conduisit pendant plusieurs minutes au travers d’un dédale d’allées identiques jusqu’à déboucher sur une vaste cour pavée où Asuna découvrit un entraînement de sorcellerie.
Elle regarda ces malheureux pantins s’agiter pour lancer des moindres sorts, et songea que la Dixième ne devait être qu’une extension de l’Académie, ou peu s’en faut. Son guide l’escorta sur quelques mètres pour finalement l’abandonner face à un homme que la Troisième Siège identifia sans mal comme étant le Capitaine.
À peine se tourna-t-il vers elle pour se présenter qu’Asuna le rangea dans la catégorie des gens distraits, au caractère lunaire et peu lucide. D’apparence agréable, le Capitaine attirerait avec ses sourires la sympathie de n’importe qui. Mais la jeune femme ne répondit pas à l’enthousiasme du gradé pour se contenter d’une simple révérence formelle.

« Capitaine. Je suis Kuragari Asuna, Troisième Siège de la Quatrième Division. »

Elle se redressa pour le regarder dans les yeux, d’affect neutre, une morne indifférence polie au fond de ses prunelles. Elle se retint de lui répondre qu’elle ne désirait plus rien de lui, puisque les documents lui avaient été enlevés. Asuna jugea toutefois sa réplique trop peu diplomate pour la formuler sous cette forme. Un Capitaine lui en voulait déjà, elle ne tenait pas à allonger sa liste d’ennemis parmi les hauts gradés. Tant qu’elle-même serait en position d’inférieure, du moins.

« Je vous ai amené les rapports d’identification des soldats tombés au combat appartenant à votre Division. Les documents vous permettront de mesurer vos pertes, et d’en informer les familles. Les corps sont encore à la Quatrième, vous êtes invités à venir les chercher le plus rapidement possible. Nous commençons à manquer de places. »

Elle avait énoncé tout cela sans aucune inflexion particulière dans la voix, de la même façon qu’elle aurait pu lire une liste de course, ou une brochure pour le club des Shinigamis femmes. Asuna ne manifesta pas la moindre compassion pour les morts quand bien même elle eut assistée à leur trépas. De simples pions cassés, remplaçables et sans valeur, rien de plus.
Son discours terminé, elle tourna la tête vers les quelques pitres tentant vainement de lancer des Kidô. Elle n’ajouta pas le moindre commentaire, se cantonnant à jauger le degré abyssale de leurs incompétences.

« Puis-je me retirer, Capitaine ? »

Et bien vous pourrez transmettre à votre Vice-Capitaine que je me chargerais d’envoyer mes hommes chercher les corps aussi vite que possible.

Suis-je un si mauvais hôte que vous vouliez déjà partir ou bien avez-vous tant à faire dans votre division ?!

Ou alors mes hommes vous offrent un si mauvais spectacle que ça ?!

Elle s’inclina respectueusement lorsque que le Capitaine Igarashi promit que ses hommes viendraient récupérer rapidement les cadavres. Satô serait probablement satisfaite de l’efficacité d’Asuna, ou bien, poursuivant son rôle de bourreau de travail, estimerait qu’il s’agissait du minimum à atteindre et qu’il eût même été mieux d’obtenir une récupération immédiate des corps. En ce qui concernait la Lieutenante, Asuna commençait à cerner précisément le personnage, mais certaines de ses réactions restaient encore imprévisibles.
De fait, pensant sa tâche accomplie, la jeune femme se prépara à se retirer lorsque soudainement son interlocuteur la rappela à lui. Il lui demanda en criant à moitié si son départ précipité était dû à ses qualités d’hôte ou à un manque de temps de sa part. Asuna fut réellement prise au dépourvue, et ne parvint pas à cacher entièrement sa surprise devant l’incongruité de la demande. Elle ne comprit pas quel genre de réflexions tordues avait pu formuler la première hypothèse dans l’esprit du Capitaine ; quant à la seconde, elle révélait un total décalage entre la façon dont l’homme percevait la situation du Goteï Treize, et ce qu’elle était réellement. Asuna s’était rendue dans sa division pour déposer des dossiers, arracher une promesse, et non pour prendre un thé.

La deuxième question qui survint entraîna une réaction toute autre chez Asuna, quasiment épidermique. La surprise laissa place à la contrariété quand le Capitaine en vint à parler de ses hommes. Asuna était certaine d’avoir sculpté son visage sur une expression de parfaite neutralité, justement pour ne rien laisser paraître de son opinion. S’était-elle trompée ? Ou l’homme possédait-il des capacités de télépathie inconnues ? Plus pragmatiquement, elle se demanda si simplement le gradé ne calquait pas ses propres opinions sur les attitudes qu’il croyait lire en elle.
Elle ne dit rien pendant plusieurs secondes, sentant tous les regards peser sur elle. Son expression ne changea pas, mais intérieurement, Asuna se sentit poussée vers des envies inavouables par la présence de sa Dame sanguinaire qui s’agitait. Un imperceptible frémissement parcourut l’une de ses mains, puis il n’y eut plus rien.

La jeune femme quitta finalement des yeux le groupe qui la dévisageait pour se tourner vers le gradé. Elle n’invoqua aucune expression sur ses traits pour se contenter de le fixer, droit dans les yeux.

« L’assaut au Hueco Mundo a été tel que de nombreux blessés, souvent graves, nous ont été apportés. Il s’agit de la tâche principale de la Quatrième Division, ce n’est pas un problème. Toutefois les pertes ont été terribles. Nous devons gérer les blessés sans avoir suffisamment de places pour cela, ni de personnel. Nous devons mentir aux mourants et leur dire que tout ira bien. Gérer leurs cadavres ensuite, qui s’amassent avec toutes les autres, dans nos sous-sols. La Quatrième est un cimetière.
Et après, nous devons informer chaque division du nombre exact de leurs pertes. Cela nécessite un investissement conséquent de tous les instants. »

Satô serait fière d’elle. Asuna s’était forcée à adopter un ton neutre, concis et didactique, le genre de discours que la Lieutenante affectionnait tout particulièrement. Le Capitaine n’apprécierait sans doute pas, mais à la Quatrième, on attendait à ce que l’esprit logique prime sur celui de l’affectif. Asuna étant totalement dépourvue de ce dernier, la tâche était aisée.
Son monologue terminé, elle reporta son attention sur le groupe d’entraînement qui s’agitait encore autour de vains entraînements. Tous étaient de futurs bouts de viande froide en sursis, Asuna n’en doutait pas.

Je comprends. Et bien comme je ne désire pas que votre Vice-Capitaine m’en veuille de vous avoir retenu contre votre grès trop longtemps, vous pouvez vous retirer !

Akiji-san ! Prends avec toi deux hommes qui ne s’entrainent pas et accompagnez Asuna-san jusqu’à la Quatrième. Je suis certains qu’elle se fera un plaisir de vous guider jusqu’au corps de nos défunts membres de Division... Je te charge de t’occuper de les ramener ici, nous nous occuperons des obsèques ensuite.

Il comprit enfin. Lentement mais l’essentiel fut atteint : il la congédia, l’invitant à retourner à la Quatrième. Mieux, il ordonna immédiatement à ses hommes de venir récupérer les corps, chose qu’apprécierait tout particulièrement Satô. Cette discussion avec le Capitaine se révéla finalement moins vaine que prévue.
Asuna s’inclina avec déférence.

« Je vous remercie de votre compréhension, Capitaine. La Lieutenante Satô sera très heureuse d’apprendre qu’un poids s’ôte à présent de ses épaules. »

Qu’elle a fort maigres, pensa Asuna, un peu mesquinement. Elle se tourna vers l’homme dans son dos et indiqua d’un geste de la tête qu’elle était prête à partir. Elle lança un dernier regard vers le Capitaine dont le visage s’était froissé en une expression de tristesse incompréhensible, puis se détourna du ridicule spectacle qu’il offrait.

« Passez une bonne journée, Capitaine. »

Elle prit la tête de l’escorte, qui fut très vite rejointe par deux autres hommes, comme l’avait ordonné le haut gradé. Tous ensembles, ils quittèrent les quartiers de la division, marchant silencieusement, sans échanger le moindre mot. Asuna n’avait simplement rien à leur dire, quant à eux, ils appréhendaient certainement la tâche qui les attendait. La jeune femme n’éprouva pas la moindre compassion envers leur crainte. Elle nota simplement que le ciel bleu, et le soleil étincelant dans le ciel contrastaient très nettement avec la situation. La nature se moquait bien du chagrin des hommes. Asuna aussi.

Après la longue marche, la Quatrième fut enfin en vue. Asuna n’escorta pas sa petite troupe jusqu’à l’entrée principale, mais les guida vers une porte dérobée, habituellement empruntée par le personnel hospitalier. Ils entrèrent dans un large couloir sans fenêtre, éclairé par des néons d’énergie au plafond, et avancèrent plus avant dans le bâtiment, laissant derrière eux le ciel bleu indifférent et le soleil moqueur.
Ils déambulèrent une dizaine de minutes à travers la bâtisse jusqu’à arriver à un grand escalier qui s’enfonçait sous le niveau du sol. Quoiqu’éclairée, l’entrée exhalait d’un sentiment oppressant, et pour cause, l’odeur qui régnait ici était celle de la mort. Asuna débuta la descente mais se stoppa au bout de quelques marches, car elle ne sentit nul déplacement derrière elle. La jeune femme se tourna vers les hommes immobiles, comme tétanisés par l’idée de ce qui les attendait.

« Venez, ordonna-t-elle, les cadavres ne vous mangeront pas. »

Ils se remirent en branle après quelques secondes d’hésitation, puis la rejoignirent. Le voyage continua dans le dédale de coursives blanches qui devenaient de plus en plus étroites, de plus en plus sinistres. Asuna sentit battre le sang dans les murs, la douleur hurlée des mourants dans ses oreilles. Les autres aussi, de moindre force certes, mais de façon suffisamment claire pour les mettre mal à l’aise.
La Troisième Siège s’immobilisa devant une lourde porte en fer. Elle dévisagea ses compagnons d’infortune, froidement, et eux lui rendirent bien. Ils ne l’aimaient clairement pas, elle en avait conscience. Elle ouvrit le battant et s’aventura sans crainte dans la morgue. Celle-ci se présentait comme une vaste salle dans laquelle s’alignaient des rangées de brancards où s’entassaient les corps. Des draps blancs dissimulaient les cadavres, au service d’une espèce de pudeur absurde, malheureusement émaillée par des taches d’un sang noir rongeant l’immaculé de certains tissus. Asuna circula entre les brancards pour s’arrêter devant l’un d’entre eux. Sans souci pour les hommes de la Dixième Division, elle se saisit d’une couverture et la rabattit jusqu’aux épaules du cadavre, découvrant un visage émacié par le souffle du trépas. Asuna prit le dossier disposé à coté de la tête du corps et le lut à haute voix, morne :

« Ota Aiichirô, causes du décès : blessure mortelle au niveau du torse, la jeune femme souleva plus haut la couverture pour vérifier la véracité du rapport. Le dossier euphémisait la chose : le garçon avait son tronc littéralement séparé de ses jambes, dix septième siège de la Dixième division. »

Elle recouvrit le corps d’un mouvement sec. Son regard se reporta vers les hommes, qui la dévisageaient en hésitant entre la colère et le dégoût.

« Vos compagnons sont les vingt prochains corps devant vous, à partir de celui-ci. Je vous laisse à votre travail. Messieurs. Il y a une porte au fond qui vous permettra de sortir plus rapidement de la Division. Prise d’un sens de l’empathie étonnant, elle se sentit obligée d’ajouter, si cela peut alléger votre peine, ils n’ont pas eu le temps de souffrir pendant que l’Espada les massacrait. »

Et elle les planta là, les laissant seuls face à leur sinistre besogne.