Perdu. Il avait perdu. Il avait beau se le répéter, il n'arrivait pas à se faire à l'idée. Si encore il pouvait prétendre que le combat n'avait pas vraiment eu lieu contre le Mahō Tsukai puisqu'il s'était soustrait à ses foudres avant qu'il n'ait pu les faire parler à son gré, il n'avait, cette fois, aucune excuse. Il s'était fait battre à plate couture, et même s'il avait déployé une résistance non-négligeable, les faits n'en étaient pas moins là. Primera, tu parles ! ruminait-il sans cesse en son for intérieur, ainsi qu'il le fit une fois de plus en envoyant un caillou se perdre en contrebas d'un lancer rageur. C'était bien là tout ce qu'il pouvait faire : il ne lui restait plus la moindre trace d'énergie spirituelle. La dernière fois qu'il s'était senti dans cet état, c'est quand ses pouvoirs de Quincy avaient menacé de disparaître. Juste un peu avant qu'il ne tombe entre les griffes du Vandenreich et ne connaisse une nouvelle mutation.

Celle qui avait fait de lui un Arrancar, l'une de ces créatures qu'il chassait par instinct. Sans jamais avoir reçu de formation à proprement parler, si ce n'est pour apprendre à se servir de son arme, il s'était naturellement mis à les tuer à chaque fois que l'un d'eux l'approchait de trop près une fois au sein du Hueco Mundo. Pas un n'en réchappait, jusque et y compris ceux qui ne venaient voir qui il était que sous l'effet d'une curiosité plus ou moins saine. Son corps lui dictait de se battre contre eux, et maintenant il en était devenu un. L'aversion qu'il portait à ces monstres ne s'était pas éteinte pour autant. Elle s'était retournée vers lui, voilà tout. Oh, il pourrait certes dire qu'il n'avait pas eu le choix, qu'on l'avait forcé... Mais ce serait faux, et il le savait. Il avait désiré être candidat à cette expérience pour retrouver les pouvoirs qu'il était en train de perdre pour la seule raison qu'il y avait pris goût. Inutile de chercher plus loin.

Mais le prix à payer devait-il forcément être aussi élevé ?

Il avait perdu son humanité et pour de bon, cette fois. S'il pouvait encore faire semblant de s'y raccrocher alors qu'il était un Quincy, ce n'était désormais plus le cas. Il n'était plus humain, et il était même tout sauf ça. Et il devait pourtant continuer à vivre... Malgré le peu de temps qui s'était écoulé depuis que les forces ennemies s'étaient retirées, il avait d'ores et déjà trouvé le moyen de se demander si cela aurait changé quelque chose s'il n'avait pas été métamorphosé. S'il aurait eu plus de chance armé de son revolver et non de ce zanpakutō qu'il ne saurait voir. S'il avait été un exorciste et non une bête de foire. Car malgré son entêtement à réfuter à tout prix sa condition actuelle, il n'arriverait pas à s'en défaire.

Il était un monstre jusqu'au fond de son âme, et rien ne lui permettrait de revenir en arrière. Il resterait ainsi jusqu'à sa mort – la seule qu'il ait jamais connu, à la différence des autres représentants de son espèce. Bien qu'il ne la verrait jamais comme telle... Était-ce de n'avoir pas suivi le même parcours qui le rendait si faible en tant qu'Arrancar ? Ou était-ce de n'avoir pas accepté sa vraie nature et de la renier plutôt que de l'accepter ? Oui, s'il consentait à faire corps avec cette noirceur qui s'était logée au fond de son âme, peut-être en sortirait-il grandi. Mais serait-il encore lui-même ? À vrai dire, il aurait aimé que son frère soit là afin de l'aider à répondre à ces trop nombreuses questions mais le Sexta était introuvable. Sans doute quelque part sur Terre, à poursuivre un combat qu'il n'avait su mener... À réparer ses erreurs.

Un rictus teinté d'ironie fendit ses lèvres tandis que son regard se perdait dans le vague, une poignée de mètres en contrebas. Juché sur ce qui fut autrefois la cage thoracique de quelque Hollow d'une variété gigantesque, assis au sommet d'une de ses côtes, la Première Lame scrutait fixement l'horizon. Avoir été vaincu en terre conquise ne rendait son échec que plus cuisant. Pour s'être tant de fois vanté que le Hueco Mundo était sa cour de récréation, il ne pouvait admettre d'y avoir été terrassé comme si de rien n'était. Ce sable blanc d'ordinaire empli de dangers n'avait pas souhaité interférer et était resté muet tout au long d'un combat qu'il ne pouvait gagner. Et ce n'était pas vraiment un mal : il n'aurait pu célébrer une victoire qu'il n'aurait pas acquise en toute honnêteté.

Utiliser le terrain à son avantage ne voulait pas dire qu'il acceptait de s'en remettre à lui entièrement. Mais cela n'avait de toute façon que très peu d'importance maintenant, car tout était fini et bien fini. Et le résultat était sans appel. Son poing se serra et le sang qui s'en écoula agrandit quelque peu le miroir vermillon qui avait fini par se former à ses pieds à force de ressasser. Quel que soit l'angle sous lequel il s'efforçait de voir les choses, rien ne venait alléger sa peine. Rien ne lui ôterait de la bouche le goût amer de la défaite, sinon le temps. Beaucoup de temps. Autant qu'il lui en faudrait pour se reconstruire. Quelques éclats vermeils tombèrent jusqu'aux dunes situées plusieurs dizaines de mètres en-dessous de lui, et c'est en suivant leur course qu'il posa un oeil éteint sur Naezka. Vidé de son reiatsu jusqu'à la dernière goutte, il ne l'avait pas sentie arriver. Y avait-il plus bas où il puisse encore tomber ?

Va-t-en. Tout de suite.

C'était la seule réponse qu'il avait à lui offrir. Tout ce qu'il pouvait lui dire. Le ton était froid, sec et cassant. Autant que Dark lui-même semblait l'être, silhouette confuse, ensanglantée au plus haut de ces ossements. Semblable à la flamme vacillante d'une bougie, il avait l'air de pouvoir s'éteindre à tout instant, lui qui brillait habituellement d'un éclat si étincelant. Non, qu'elle aille où bon lui semble sauf ici. Partout mais pas près de lui. Elle lui rappelait sa chute et ne faisait que lui renvoyer au visage le reflet de son impuissance. Elle lui remémorait combien ses poings étaient faibles. Sans aller jusqu'à la rendre fautive de cette piètre prestation, elle cristallisait à elle seule tout le mal-être qu'il retirait de cet affrontement. Il avait déjà la tête sous l'eau et sa seule vue ne faisait que l'y enfoncer davantage – de même qu'elle ne faisait qu'aider son coeur à disparaître dans le torrent de boue qui l'avait englouti.

Trop désorienté pour prêter une once d'attention à quoi que ce soit, Dark n'écouta pas même ce qu'elle avait à lui dire. Toutefois, en voyant qu'elle continuait d'insister, il tira son sabre de son fourreau et le lui jeta sans crier gare et sans ménagement. Même épuisé, il demeurait d'une force considérable et près de la moitié de la lame disparut dans le sable à moins d'un mètre de Naezka. Si son maître avait pris le temps de viser, elle ne serait guère plus en état de s'exprimer... S'il s'était mal fait comprendre, voilà un message clair dans un langage qu'elle ne lui connaissait que trop bien. Le regard glacial qui succéda à ce lancer était sans appel. Si cela ne suffisait pas à lui signifier de prendre congé, il ne manquerait pas de prendre des mesures plus radicales, qu'importe ce que cela pourrait lui coûter.

T'es sourde ? Dégage ! Je ne veux plus te voir !

Plus que jamais, plus qu'il ne l'aurait cru possible, il avait besoin d'être seul. Seul avec la bête qui hurlait silencieusement au fond de son âme. Peut-être avaient-ils quelque chose à se dire, finalement.

Dark fulminait. Plus contre lui-même que contre elle à vrai dire, mais ça ne changeait rien à l'affaire. C'aurait pu être n'importe qui. Elle n'avait fait que canaliser sa colère et la prendre sur elle, qu'elle le veuille ou non. Que ce soit elle en particulier n'avait fait qu'accentuer cet accès de mauvaise humeur, mais il atteignait de toute façon des sommets de frustration. Elle n'avait pas choisi le bon moment, ce n'était rien de le dire. Ce qui pouvait se comprendre néanmoins : elle n'avait jamais vu Dark perdre contre qui que ce soit. Lui-même avait oublié le goût que la défaite pouvait avoir depuis de nombreuses années avant que le capitaine de la 11e division ne vienne brutalement la lui rappeler. La douleur n'était rien à côté de ce bouillonnement intérieur qui le prenait aux tripes et ne lui donnait qu'une envie : celle de tout détruire sur son passage pour se passer les nerfs.

Une thérapie qui avait fait ses preuves, du moins le concernant. Mais hélas, mille fois hélas, il n'était pas en état et à peine aurait-il commencé son oeuvre que ses limites se feraient à nouveau sentir, l'obligeant à en rester là. Son reiryoku ne se reconstituait qu'avec une extrême lenteur, lui interdisant de se rendre à Karakura où les combats devaient encore faire rage. Inutile. Impuissant. Pourquoi avait-il accumulé toute cette force, si c'était pour qu'elle lui fasse défaut au moment où il en avait le plus besoin ? Si encore il avait pu prétendre que l'ennemi avait exploité ses faiblesses, il aurait pu s'en accommoder, mais il n'avait aucune excuse. C'est sur son propre terrain qu'il avait été battu et il le serait encore si c'était à refaire. Il n'était pas permis d'en douter. Et c'était précisément ce qui le faisait enrager.

S'il n'était pas devenu un Arrancar, peut-être aurait-il pu faire quelque chose. Peut-être que les pouvoirs qu'il avait cru perdre n'auraient en fin de compte pas totalement disparu et qu'il aurait pu s'épargner cette transformation contre-nature. Peut-être. Cette incertitude le rendait fou. S'il en avait eu la force, il aurait volontiers arraché cette peau de pierre propre à sa nouvelle espèce pour voir s'il ne pouvait pas ainsi recouvrer celui qu'il était autrefois. Vaine tentative, sans doute, mais cela ne l'empêcha pas de planter les ongles dans sa chair jusqu'à y tracer des sillons sanglants. Ses dents se serraient tellement fort qu'il s'étonnait de n'en sentir aucune se fissurer à l'usure. Par conséquent, poursuivit ses invectives d'une voix étouffée :

Va au diable...

La couleur vermeille qui colora la joue de Naezka et qu'il put voir du coin de l'oeil éveilla en lui un instinct bestial qu'il n'avait jamais cru pouvoir ressentir un jour. C'est en se bouffant les uns les autres que les Hollows deviennent plus forts, pas vrai? Peut-être était-ce là ce qui lui faisait défaut et il fut pris d'une folle envie de vérifier cette théorie en plantant les dents dans sa chair jusqu'à sentir son pouvoir s'accroître. Tout son être se tendit à cette idée, prêt à bondir sur sa proie pour n'en laisser aucune miette. C'est elle qui s'était permis de s'installer chez lui, et il était plus que temps de lui faire payer le loyer. Réalisant ce qu'il était sur le point de faire, Dark fut parcouru d'un frisson d'horreur et un dégoût profond l'envahit. Envers lui, et envers ce qu'il était devenu. Un monstre. Un monstre aux ailes arrachées et qui ne peut plus voler.

Elle était déjà partie lorsqu'il recouvra toute sa lucidité. Il avait le souffle court, tel que c'aurait été le cas s'il s'était réveillé en sursaut après un cauchemar. Avait-elle vraiment été là, ou bien n'était-ce qu'un rêve depuis le début ? La main qui avait lancé son épée était encore en train de trembler, fébrile. Le zanpakutō était effectivement planté dans le sable à quelques mètres de là, mais il avait très bien pu l'être dans un moment de divagation. Seules les fines gouttes de sang qui perlaient le long de sa lame lui confirmèrent qu'il avait bien touché quelque chose en cours de route. Sa poitrine se soulevait encore à un rythme irrégulier quand il constata que nombre de parasites – des Hollows médiocres, trop pour s'apercevoir qu'ils n'avaient aucune chance contre lui – rôdaient autour de sa lame. Son sang ne fit qu'un tour.

DÉGAGEZ !

L'émanation de puissance spirituelle fut tel qu'ils en furent broyés sur place, sans possibilité de réagir. De toute évidence, il avait récupéré toutes ses facultés. Combien de temps était-il resté prisonnier de ce rêve éveillé ? D'un pas lent mais non moins empreint d'une certaine animosité il quitta son piédestal pour venir récupérer son bien. Un fragment de son âme, à ce qu'il parait. Il estimait pourtant n'avoir rien en commun avec cette lame qui n'était pas faite pour lui et qu'il n'avait jamais su manier. D'ailleurs, il ne le voulait pas. Son arme de prédilection aurait dû être l'arc, mais lui non plus ne l'inspirait guère. Tout ce qu'il avait jamais su tenir entre ses mains avait été un revolver. Un échec même en tant que Quincy, quand on y pense. Ses poings étaient la seule arme qu'il lui reste, et ceux-ci étaient trop légers pour briser la vague de l'implacable destinée.

Dans un soupir de résignation, il tira son trancheur d'âmes du carcan de sable et de poussière qui lui avait été alloué et fit mine de le remettre au fourreau. Ce n'est qu'alors qu'il vit son reflet dans la lame et suspendit son geste juste un instant pour y voir luire tout l'éclat de son regard. Son coeur manqua un battement. C'était comme si sa conscience était sur le point d'être aspirée par la lame. D'un geste brusque, il l'écarta de lui sans toutefois la lâcher – c'était comme si ses doigts s'y refusaient. Comme s'ils y avaient trouvé une sorte de connexion qu'ils ne pouvaient renier. Pourquoi ? Cette épée n'était pas la sienne. Il était un Quincy, et les Quincys étaient faits pour se battre à l'arc. Il en avait toujours été ainsi. Néanmoins... Il sentait dans ce sabre un curieux sentiment de nostalgie, comme s'il n'était que fenêtre ouverte vers un passé pas si lointain. Il s'attarda longuement à la contempler.

Et si ?
Et si la réponse était sous ses yeux depuis le début ?