Esteban œuvrait au sein du Palais depuis de nombreuses semaines déjà et le moins que l'on puisse dire, c'était qu'il ne chômait pas. Il passait le plus clair de son temps dans son laboratoire, enfermé comme un ermite, à privilégier son travail à ses relations sociales. Pourtant, on aurait pu croire qu'après quinze ans de réel exil loin de Las Noches, il aurait été plus enclin à créer des liens avec ses pairs. Mais la science était pour lui prioritaire et les nouveaux moyens à sa disposition étaient comme un cadeau de Noël attendu toute une année durant : il ne pouvait se résoudre à rien d'autre que d'en profiter autant que possible et à mener à bout des théories qu'il ne pouvait pratiquer faute d'équipement nécessaire.
De fait, le Tercera n'avait pas beaucoup vu la lumière du soleil - pardon, des étoiles - depuis le début de son séjour dans la demeure de Grimmjow. Ni rencontré beaucoup de monde. S'il avait tenu à rencontrer les deux premières lames, hiérarchiquement supérieures à lui donc à surveiller en particulier, la seule personne digne d'intérêt dont il avait fait la connaissance était le Chef de l'Exequias ; sans nul doute celui qui lui avait fait la meilleure impression. Aussi distingué et respectable que sa propre personne, Borick était un Arrancar digne, qui avait acquis presque instantanément la sympathie d'Esteban, à défaut de son amitié qui demandait plus de complicité entre eux avant qu'elle ne prenne racine. Le blondinet tenait un rôle clé dans la mécanique Las Noches et Esteban voyait en lui un allié possible.

Cependant, le Tercera n'était pas du genre à tout miser sur un coup de chance. Si Borick était aussi intelligent qu'il le laissait paraître, il devait tout autant s'en méfier. En parlant de rôle clé, celui qu'il occupait lui offrait la possibilité d'éliminer n'importe quel élément de Las Noches et de s'en tirer, pour peu qu'il soit convaincant, sans le moindre heurt. A la fois juge et bourreau, Borick était l'incarnation d'un ordre pouvant tout à fait sombrer dans le chaos, pour peu que son exécutant pense à son bien propre avant celui des autres. Voilà donc qui faisait de lui un homme à surveiller et à connaître, voire à museler, juste par précaution.
C'était dans cette optique qu'Esteban avait quitté ses quartiers tôt ce matin-là. Son travail attendrait aujourd'hui et il avait donné ses instructions, pour que les basses besognes soient exécutées en son absence. Ses assistants commençaient enfin à faire preuve d'autonomie et il valait mieux en profiter. Ses pas le menèrent vers ce qui avait toujours été dans ses souvenirs le quartier général de l'Exequias. Il n'avait qu'une espérance : que le maître des lieux soit de sortie.

Le problème, c'était que tout le monde était également de sortie.
En arrivant, Esteban s'étonna de ne voir personne. Pas un rat. Entraînement ? Chasse à l'homme ? Il se demanda ce qui avait poussé les assassins de Las Noches à déserter ainsi leur bastion. Il se retint d'appeler au hasard en espérant une réponse. Sa venue n'était certes pas un secret - ce serait idiot de se présenter ouvertement si c'était le cas - mais s'il pouvait ne pas éveiller d'éventuels soupçons chez Borick... Heureusement, il distingua au loin une silhouette... où se mêlait noir, blanc... et violet. Original.

~ Excusez-moi, mademoiselle... Par votre présence ici, je présume que vous faites partie de l'Exequias...

* * *

~ Bonjour.

Esteban s'empêcha d'ajouter un "bien dormi ?" qui aurait été inconvenant. Son expression, que d'autres connaissaient affable, était plus sévère dans le cas présent. Non seulement il avait fait tout ce chemin pour ne rien trouver, mais en plus il était accueilli par une narcoleptique : il y avait de quoi être désappointé. Cette déception fut cristallisée par l'attitude désinvolte de la jeune femme, qui émergeait doucement de sa sieste. Une chance pour elle que Borick ne soit pas dans les parages car, quand bien même elle ne serait pas membre de l'Exequias, celui-ci aurait sans doute eu à dire sur son comportement. A moins qu'elle ne soit dans les petits papiers du patron, ce qui lui donnerait marge pour agir de la sorte ? Dans tous les cas, c'était une attitude qu'Esteban n'appréciait guère. De la tenue, que diable ! S'endormir comme une loque en un tel lieu, il fallait être soit vraiment épuisé, soit vraiment fainéant. Le Tercera avait déjà commencé à fixer son jugement sur la jeune femme, mais lui accorda des circonstances qui pourraient être atténuantes ; si tant est qu'elle se justifierait. De toute façon, elle était la seule personne présente alentour et il avait besoin de savoir ce qu'il se passait.

~ Pardonnez-moi de vous réveiller. Je suis Esteban Rojas, Tercera Espada. Je cherche Borick, Chef de l'Exequias. Faites-vous partie de ce corps ?

Les mains dans le dos, il promena son regard dans la vaste pièce, invitant sa partenaire à partager le panorama désert. Sa voix résonnait en échos. Avant même qu'elle n'ait le temps de lui répondre, il posa la question qui le taraudait.

~ Et savez-vous où sont les Arrancars censés protéger le Palais ? Je m'étonne de ne voir personne d'autre que vous par ici.

Il fallait comprendre par là qu'outre l'absence totale d'autres individus dans l'endroit, ce qui intriguait beaucoup l'Espada était la présence solitaire de l'inconnue. Il attendit la réponse, se demandant si au moins elle était assez éveillée pour saisir ce qu'il disait.

Esteban n'était pas à proprement parler un athlète. S'il était en bonne condition physique, il ne put qu'admirer la souplesse de la somnolente Arrancar, qui réalisait de véritables prouesses avec son corps aux yeux du Tercera. Elle semblait capable de courber ses os mêmes, tant sa silhouette adoptait des angles qu'il aurait cru impossible d'atteindre. Elle se cabra avec facilité en arrière, ses bras et ses jambes formant les piliers de son corps devenu pont. Sans la moindre grimace, sans le moindre signe de difficulté. Enfin, presque. Entre les jambes du Hollow, Esteban croisa son regard et on y devinait un caractère difficile. L'avait-il tant dérangée que ça en la réveillant ? Il en eut la confirmation en entendant la réponse de la jeune femme, qui se montra moins avenante que le Tercera.

~ Je m'excuse à nouveau de vous avoir réveillé, répondit Esteban avec un peu moins de bienveillance dans la voix. Mais, si j'admets ma faute, vous admettrez également qu'un lieu public n'est pas le meilleur endroit pour se reposer en toute quiétude.

Il avait connu plus pénible, comme compagnie, mais à force de fréquenter des Hollows de niveau supérieur - tels Borick ou Tibors -, Esteban s'était habitué à des manières plus polies. Pourtant, à l'époque où il arpentait le Yermo, des individus aussi peu éduqués que la jeune femme avaient été son lot quotidien. La patience longuement acquise s'était-elle évanouie si rapidement ? Le scientifique le refusait et prit le parti de ne pas répondre à ses provocations avec trop de véhémence. Il fallait se montrer tolérant avec ces individus. Une telle agilité était le signe d'une certaine habileté au combat. Si elle était aussi agréable qu'une araignée dans une chaussure - et la comparaison était malgré lui bien trouvée - elle était aussi probablement un serviteur loyal et estimable du Rey. Ménageons-les, se résolut-il.

~ Je crois qu'en cas d'attaque, l'ennemi n'aurait pas la courtoisie de nous avertir, reprit avec un sourire plus chaleureux. Et le rôle de l'Espada est, je crois, de protéger Las Noches en cas de menace grave ; la surveillance et l'élimination de menaces plus secondaires est du ressort de l'Exequias. Pour ce qui est de l'occupation quotidienne des Seigneurs... et bien, je ne peux me prononcer pour mes pairs, mais en ce qui me concerne, sachez que mes journées sont bien remplies à chercher les moyens de protéger encore plus efficacement notre monde.

Le Tercera ne développa pas ; il doutait que la question intéresse la jeune femme. Elle avait visiblement une opinion déjà faite et probablement inébranlable, et il avait d'autres priorités que de la convaincre. Les autres Espadas passaient le temps comme ils l'entendaient et il ne connaissait pas leur emploi du temps. Tout cela l'importait peu. Lui, au moins, pouvait prouver que ses journées étaient dédiées... hé bien, sinon à la protection de Las Noches, au moins à l'évolution scientifique. La finalité de ces recherches lui profitaient parfois plus directement, mais au moins on ne le prendrait pas à flâner !

~ Je crois donc deviner que vous faites bien partie de l'Exequias. Et le "on" que vous avez mentionné, ne serait-ce pas Borick ? Quelles étaient les promesses que votre Chef vous avait faites, mademoiselle... ?

Un angle d'attaque différent : Esteban espérait qu'en s'intéressant à elle, l'inconnue serait un peu plus sympathique ; et qu'elle demeurerait tout aussi bavarde. Pour amener les gens à parler, l'Arrancar savait que la meilleure stratégie était de commencer par les faire parler d'eux-mêmes. L'attention, voilà la clé d'un dialogue. Du moins, avec des interlocuteurs normaux.

Esteban venait de réaliser qu'il était tombé sur un spécimen particulier de femme. Il y avait la femme dominante, prête à tout croquer pour arriver à se hisser au sommet. La femme docile, qui obéissait sagement, sans faire de vague. La femme dynamique, qui voulait montrer de quoi elle était capable, sans pour autant faire preuve d'ambition. La femme maternelle, la femme sadique, la femme passive, la femme manipulatrice, la femme dépressive, la femme colérique et beaucoup, beaucoup d'autres. Mais le Tercera venait tomber sur la pire espèce de toutes : la femme lunatique, qui était toutes les autres à la fois. En d'autres termes, la jeune Arrancar toujours et éternellement anonyme qui venait de l'enlacer était une bombe à retardement.
Il aurait à être très prudent.

De ses sanglots il distingua quelques mots-clés, qui lui permirent de saisir le sens global de ces lamentations qui étaient, il fallait l'avouer, quelque peu puériles. Lui qui avait cru en un premier lieu rencontrer une guerrière farouche, celle-ci s'était muée en pleurnicharde... Un tel virement de caractère, son esprit scientifique ne l'expliquait que par une chimie du cerveau déréglée. Ou une enfance très, très difficile. En tout cas, quelque chose n'allait pas et la contrarier n'aiderait pas. Mais était-il seulement possible de raisonner avec elle ?

~ Là, là, dit-il en lui tapotant la tête dans un geste qu'il ne se serait jamais cru amené à faire. Je ne doute pas le moins du monde que vous soyez une "gentille fille". Et si Borick et d'autres ne vous estiment pas à votre juste valeur, il n'y a que deux solutions possibles pour remédier à la situation : les confronter, soit verbalement, soit physiquement. Et qu'il soit tout de suite clair que, pour ma part, je ne porte aucun jugement défavorable à votre égard.

Combattre des Maho Tsukai, Esteban y était préparé. Mais il doutait de l'issue d'un affrontement contre une femme à l'humeur inconstante. D'autant plus que son étreinte était bien moins fragile que ce que laissait penser son discours.

~ Mademoiselle, je compatis à votre malheur et si par mes mots je vous ai rendue malheureuse, je vous demande de m'en excuser... Mais il va falloir me lâcher, parce que je crois avoir entendu une de mes côtes se rompre.

Et tout ceci ne faisait que l'éloigner de l'objectif premier de sa venue... mais une priorité à la fois, voilà comment se passeraient les choses de son côté.