Une silhouette se dévoila sur le seuil au rythme des grincements de la porte s’ouvrant. Les lueurs blafardes derrière son dos transformèrent son ombre en une chose noire, difforme, s’étirant jusqu’au lit du fond, qu’elle engloutit de son opaque noirceur, pleine de ténèbres. L’esquisse humaine s’avança pour se dévoiler à la lumière, et ainsi parue Asuna, comme surgit d’un rêve, ou d’un cauchemar. Son aspect se trouvait bien plus rebutant qu’à l’accoutumée, ce jour-là. La chevelure pareille à un champ de batailles, où nœuds et épis s’affrontaient pour la suprématie du chaos capillaire, sa mine affaissée en une moue usée, quand d’épais cernes soulignaient ses yeux, héritées de maintes veillées nocturnes dédiées au travail, et d’autant de nuits marquées du sceau de l’angoisse : ce triste état faisait passer la Capitaine pour l’une des patientes de sa propre institution. Seul son regard alerte et incisif, luisant d’une fièvre polaire, témoignait qu’elle n’avait rien perdu de son mordant
Elle glissa plus qu’elle ne marcha jusqu’au motif de sa visite, soit le colosse affaissé sur un lit dont la mine maussade en révélait long sur son plaisir de résident. Asuna se posta devant lui, ouvrit le dossier entre les mains et dit d’une voix légèrement enrouée :

« Lieutenant Krow, n’est-ce pas ? Je suis Kuragari Asuna. Enchantée.

Ce qu’elle n’était pas réellement. On lui avait rapporté le caractère récalcitrant de l’individu à suivre les soins recommandés, comme tout bon membre de la Onzième division avait tendance à faire. Leur Capitaine, en dépit de son tempérament frondeur, lui avait fait impression d’être raisonnable, aussi la jeune femme ne comprenait pas cette bêtise crasse que dressaient en étendard ses subordonnés, convaincus qu’un corps en morceaux pouvait tenir lieu de fierté. Certains membres de la Seconde division partageaient cette même mentalité incompréhensible, curieusement.

- Je n’ai pu venir vous voir plus tôt en raison de dossiers plus pressants. Navrée. Il s’agit d’une visite de routine, je tenais à m’assurer que vous ne manquiez de rien. Et surtout, que vous compreniez les préoccupations que soulève votre état.

Elle lui tendit une feuille translucide, une imagerie médicale sur laquelle se distinguait le corps du lieutenant, et plus exactement son squelette. À divers endroits, et même en ayant aucune connaissance anatomique, il était aisé de percevoir le réseau de brisures qui s’étendait sur toute la structure osseuse.

- Ceci, c’est vous, préféra-t-elle préciser. Du moins, ça l’était avant notre intervention. Il est nécessaire d’affûter une lame pour qu’elle garde son tranchant. Il est idiot de continuer jusqu’à ce qu’elle se brise. Je vous demande donc de vous ménager pour les deux semaines qui suivront votre sortie. Sommes-nous d’accord ? »

Rapidement, avec cette aisance d’adaptation qui lui était propre, Asuna tempéra son jugement sur l’homme, et modifiant le filtre devant son regard, elle le redécouvrit sous un autre aspect, moins usant. Au lieu de s’emporter dans une série absurde de récriminations, injures et refus, le lieutenant répondit le plus calmement du monde, si bien que son parler fruste n’entacha en rien toute la cordialité qu’il s’efforçait de déployer. Attentive aux mots qu’il choisit et aux expressions qu’il afficha durant son plaidoyer, elle n’eut pas grand mal à comprendre tout l’enthousiasme qu’il mettait dans ses entraînements, et à quel point les limiter lui serait pénible.

« La limite à ne pas franchir, ni même atteindre, c’est celle-ci, dit-elle posément en agitant la radio avec une légèreté presque enjouée. Je ne vous empêche pas d’entraîner vos subordonnés. Contentez-vous de la partie théorique, simplement. Je ne veux pas vous revoir ici avant au moins deux semaines.

Il lui vint l’idée qu’en cas de blessures graves, le lieutenant pouvait prendre l’interdiction au sens littéral, et préférer se rafistoler dans son coin plutôt que de revenir, cependant elle préféra lui accorder un peu plus de crédit en intelligence. Si elle se trompait sur ce point, la mort de Krow aurait au moins le bénéfice de débarrasser le Goteï d’un imbécile supplémentaire. Asuna feuilleta le dossier jusqu’à retrouver le formulaire d’admission du patient.

- Je lis ici que votre venue fait suite à un autre entraînement avec le Capitaine Kiryû. Le Kenpachi fait partie des forces majeures de notre armée. Ce que vous n’êtes pas, trancha-t-elle d’un ton neutre, pas encore. En plus de ma précédente recommandation, je vous invite sur un plus long terme à éviter un affrontement même « amical », elle regarda une nouvelle fois la radio, avec un être capable de vous souffler d’un revers. Il est illogique de présupposer ses forces quand l’erreur est la mort.

Elle referma d’un mouvement sec le document.

- Avez-vous des questions, Lieutenant ? »

Karlson manifestait un caractère plus conciliant que la plupart de ses collègues, ce en quoi Asuna lui fut reconnaissante, puisqu’elle se débarrassait de la nécessité de le broyer afin de se faire comprendre. Les têtes les plus dures, celles en pierre, devaient être attaquées à coups de pioche, activité des plus exténuantes, et que la jeune femme préférait s’épargner autant que possible. Il n’était de plus sourd que celui à ne pas vouloir entendre, et malheureusement, la Onzième était généreusement pourvue de cette espèce-là.
Pour autant, elle n’était pas stupide. On ne ligotait pas un fauve avec quelques recommandations : elle était certaine de ne pas recroiser l’homme dans les locaux de la Quatrième durant les deux prochaines semaines, en revanche, rien lui assurait qu’il n’ignorait pas sa demande pour continuer ses entraînements plus chers à son cœur que sa propre vie. Un individu capable de suivre paisiblement le cours de son existence tout en ayant le corps en miettes ne pouvait décemment pas inspirer confiance.

« Je n’irai pas vérifier que vous suivez mes ordonnances, Lieutenant. Si vous ne le faites pas, vous serez seul à payer les pots cassés.

L’expression de la jeune femme se fit plus songeuse tandis qu’elle fixa un point au-dessus de l’épaule de son interlocuteur.

- Remarquez, vous pourrez toujours servir de volontaire dans le programme de recherches de la Douzième division. Tant qu’à vouloir vous faire mettre en pièces, faites-le utilement.

La question qu’il posa laissa vaguement coi la Capitaine. Sa première réaction se limita à quelques battements de cils ainsi qu’un regard légèrement incrédule.

- Je ne sais pas, Lieutenant. Je n’ai pas spécifiquement cité le Hakuda bien que dans votre cas, elle lorgna les muscles du colosse, vous en avez certainement un usage important. Mais il y a d’autres façons de se battre, privilégiez celles-ci. Votre trancheur d’âme, votre vitesse, j’en passe. Un homme de la Onzième doit pouvoir tuer de nombreuses manières. »

Un long et profond soupir s’échappa des lèvres de la Capitaine, définitivement excédée par le manque de communication semblant régner entre les divisions. Elle s’échinait à mettre en place divers projets au sein de l’armée, et voilà qu’elle se retrouvait confrontée à une espèce d’indifférence de la part de certains gradés. Elle savait que le Kenpachi n’était pas homme à palabres, toutefois elle se sentait désappointée par son oubli. Ou bien la note envoyée n’avait jamais atteint son bureau, ou il ne l’avait pas lu, ce qui dans le dernier cas ne serait guère surprenant. Savait-il lire, déjà ? La question méritait de s’y pencher.
Cependant, puisqu’elle tenait le Lieutenant de la Onzième, elle décida de se servir de cette occasion pour faire passer le mot. Elle alla prestement chercher une chaise sur laquelle elle trouva place, bien en face de son interlocuteur. Elle baissa ses yeux vers le sol et passa coquettement une mèche de cheveux derrière son oreille.

« J’ai fait envoyer à chaque division un message à ce propos, je m’inquiète que vous n’en ayez pas été informé. Comme c’est important, je vais vous l’expliquer maintenant. Je vous serais reconnaissante de partager l’information dès votre retour à la Onzième. Et même aux soldats qui sont déjà ici. Vous l’avez indiqué, ils sont légions à la Quatrième.

Asuna croisa les mains sans accorder son regard à Karlson, presque immobile dans une position de timidité révérencieuse.

- J’ignore si vous avez ou non quelques notions en médecine. Quoiqu’il en soit, vous n’êtes pas sans savoir que malgré toute notre science médicale, nous ne sommes pas capables de reconstituer les membres perdus des soldats. J’ai entendu dire que l’ancien Capitaine Kurotsuchi pouvait transgresser cette règle, il n’a cependant pas jugé bon d’indiquer comment en partant. Pas à ma connaissance du moins.

Bien qu’elle n’étant pas tout à fait certaine de ses propos, son expression neutre fut suffisamment convaincante pour ne laisser transparaître aucune forme de doute.

- Un programme a donc été mis en place entre ma division et celle du Capitaine Kirito pour pouvoir pallier à ce manque. La division scientifique fait actuellement des recherches sur des soldats inconscients. Il semblerait tout de même que des sujets éveillés et volontaires soient plus efficaces. Ce pourquoi nous recherchons activement tout Shinigami blessé gravement et présentant un lourd handicap. Afin de lui permettre de regagner le champ de bataille en pleine possession de ses moyens. Si vous connaissez de tels hommes, je suis certaine que la Onzième en a son lot, n’hésitez pas à me les envoyer.

Sur ces mots, elle se leva roidement, un pâle sourire aux lèvres.

- Si vous n’avez pas d’autres questions, je vais continuer ma visite. Nous venons d’avoir un arrivage de blessés de l’Académie. Le Kidô et le manque de maîtrise ne font pas bon ménage. Lieutenant Krow, je vous souhaite une bonne journée. À dans deux semaines. »

La carcasse de la jeune femme abandonna toute trace de féminité pour se lancer, le pas trainant, à la conquête des mètres et des mètres la séparant de sa prochaine destination, où ne l’attendait qu’usure et fatigue.