C'est pas vrai, je me suis encore paumée...

S'exclamer à voix haute était le seul moyen qu'elle ait trouvé pour exprimer sa frustration. Elle tournait en rond depuis des heures. Première surprise, Karakura n'était pas une si petite ville qu'elle avait pu se l'imaginer – ce qui était plutôt étonnant quand on voyait combien elle était mal placée, tant à flan de montagne qu'en bord de mer et cernée par la forêt sur ses autres côtés. Peu de place laissée au développement urbain mais qui avait malgré tout permis à une cité de taille respectable de s'élever. Le problème étant que malgré sa superficie bien au-delà de ce qu'elle avait pu estimer, la signalisation était à l'image de celle que l'on pouvait trouver dans les hameaux isolés auxquels elle l'assimilait avant d'y mettre les pieds. Comprendre que tout était très mal indiqué, et que si l'on devait pouvoir parfaitement s'y retrouver quand on y vivait depuis des années, ce n'était pas le cas des pauvres touristes qui avaient le malheur de vouloir y séjourner.

Rah, j'en ai marre à la fin ! Où il faut aller pour trouver quelque chose dans ce bled ?!

Elle n'aurait su dire au juste depuis combien de temps elle s'y était égarée, mais aurait volontiers parié sur plusieurs heures si on le lui avait proposé. N'ayant de plus pas pris son portefeuille et avec lui n'importe quoi qui aurait pu lui servir à payer un taxi – à condition qu'il y en ait dans les parages, ce dont elle doutait tant c'aurait été trop facile – elle ne pouvait compter que sur elle-même et sur ses deux jambes pour arpenter cette cité qu'elle découvrait à peine. Et on ne pouvait pas dire qu'elle lui laisse un excellente première impression, jusqu'à présent. La seule chance qu'elle ait dans son malheur était d'avoir songé à faire expédier tous ses bagages directement à domicile et n'ait ainsi pas à les transporter avec elle dans sa recherche – ou jusqu'à ce que mort s'ensuive, comme elle y avait pensé elle-même. La seule chose qu'elle ait gardé à ses côtés était sa guitare, qu'elle portait donc en bandoulière, sans rechigner toutefois.

Habituée à son poids, elle ne le ressentait presque plus et aurait donc été bien incapable de pester tant elle refusait catégoriquement d'en être séparée. S'il était courant pour un artiste d'être proche de son instrument, rares étaient ceux qui le considéraient comme une extension de leur propre corps au même titre que Melody. Il lui était d'ailleurs impossible de passer une nuit paisible sans la savoir à proximité. Aussi était-il tout bonnement hors de question de la confier à qui que ce soit, personne de confiance ou pas. Elle était la seule à pouvoir poser la main dessus et refusait de laisser qui que ce soit la manipuler à moins d'extrême nécessité, à tel point que cela en frisait l'obsession parfois. Que ce soit parce qu'elle l'avait suivie pendant toutes ces années et ne concevait plus en utiliser une autre ou parce que c'était un cadeau de sa mère, précieux à ses yeux, elle-même ne le savait pas - pas plus qu'elle ne cherchait à le savoir. C'était ainsi, voilà tout. Elle s'y était parfaitement accommodée et le vivait très bien au quotidien.

Arrêtée à un carrefour, tentant en vain de se repérer, penchée sur une carte que malgré tous ses efforts elle n'arrivait pas à déchiffrer, la célébrité qu'elle était faisait pâle figure. On disait bien souvent que les personnalités auraient toutes les peines du monde à s'y retrouver le jour où elles seraient livrées à elle-mêmes ; elle ne pouvait que le confirmer. Où sont les GPS quand on en a besoin ? Si le trajet en avion s'était déroulé dans les meilleures conditions, elle ressentait de plus une sorte de malaise depuis qu'elle avait pénétré dans la petite localité. Quelque chose dans l'air n'était pas normal, et cela ne lui plaisait pas. Pour avoir déjà voyagé aux quatre coins du monde, il lui était difficile de penser que cela puisse n'être qu'un mal du pays un peu plus prononcé. Si elle avait d'abord cru à une question de climat, constater que cela ne l'accablait en rien en avait vite détourné ses pensées, sans réussir à complètement s'en détourner toutefois.

C'était d'autant plus vrai que cette perception était allée en s'amplifiant jusqu'à ce qu'elle relève ses yeux du plan pour poser les yeux sur... Un énorme serpent. Il lui fallut cligner trois fois des yeux pour être convaincue de ce qu'elle voyait, sans toutefois en comprendre le sens. Être au Japon, terre sacrée des moeurs étranges, favorisait l'ouverture d'esprit, aussi l'incrédulité succéda-t-elle à la stupeur - sans pour autant songer qu'elle s'exprimait non pas en japonais, mais dans un anglais parfait.

...Wow. C'est quoi ce délire ?

Melody resta un instant bouche bée devant le spectacle improbable qui s'offrait à elle. Ayant beaucoup voyagé et appartenant à un milieu qui y prédisposait, elle lui avait été donné de voir beaucoup de choses étranges ou incroyables dans sa vie, mais aussi loin qu'elle s'en souvienne rien ne l'avait jamais tant déconcerté que ce qu'elle était en train de regarder. Ce n'est que quand la lanière de son étui manqua de lui glisser de l'épaule et qu'elle dut le rattraper à toute vitesse qu'elle recouvrit un semblant de mobilité, hypnotisée comme elle l'était par la nature singulière de cette vision inattendue. Elle savait que le Japon était le pays de tous les possibles mais là, ça dépassait toutes ses espérances – si on pouvait parler d'espérance. Car à vrai dire, ce n'était pas quelque chose à quoi elle aurait pu s'attendre, si bien qu'elle ne savait comment réagir.

Prendre une photo aurait assurément été la réaction d'un touriste ordinaire, mais d'une part elle n'était pas venue pour visiter, d'autre part elle n'avait pas d'appareil photo sur elle, et enfin elle n'était pas sûre de bien comprendre ce qu'elle avait sous les yeux. Si elle avait eu quoi que ce soit dans la bouche, il était plus que probable que cela lui aurait échappé tant elle demeura ainsi figée pendant que son esprit et son corps tentaient tant bien que mal de rétablir les communications entre eux après qu'elles aient été coupées. Non mais c'est quoi ce truc, sans déconner ? se dit-elle, faisant les yeux ronds – et dardant donc tout l'éclat de ses yeux d'émeraude sur la forme serpentine qui se dressait devant elle de toute sa hauteur – encore que « longueur » aurait sans doute été un terme plus adaptée.

Car si elle n'était pas beaucoup plus grande qu'elle – chose courante au demeurant, Melody étant plutôt petite même pour son âge – elle s'avérait pourvue d'un corps tout sauf ordinaire s'étendant sur plusieurs mètres. Plus d'une dizaine en réalité, pour autant qu'elle puisse en juger. Une fois, puis deux, alors qu'elle était immobile, elle l'avait regardée de haut en bas sans oser se risquer à essayer de mesurer avec précision la taille de cette protubérance. Quoi que ça puisse être, on pouvait dire que cette fille ne faisait pas les choses à moitié. Une qualité que Melody elle-même savait apprécier, même si en l'occurrence elle était encore sous le choc de cette apparition inopinée. Ce n'était pas vraiment ce à quoi elle avait pu s'attendre en guise de premier contact sur le sol japonais, mais rien n'aurait pu la préparer à ça dans tous les cas.

Elle avait frissonné quand cette créature lui avait adressé la parole, et son énergie spirituelle avec elle. Bien qu'elle ne sache pas s'en servir, son potentiel latent atteignait un niveau encore insoupçonné, et c'était tout juste si un oeil extérieur pouvait en deviner les reliefs tant qu'elle ne le laissait pas s'exprimer. Ce qui, en l'état, ne risquait pas d'arriver. Même s'il ne faut jamais dire jamais, preuve en était de ce concert qu'elle avait ruiné bien malgré elle sans pouvoir s'en douter. Si on était dans un manga, j'aurais sans doute une goutte de sueur sur la tempe. grinça-t-elle intérieurement. Elle se pinça l'arête du nez pour essayer de garder son calme face à cet élan d'absurdité et, pour faire bonne mesure, répondit dans son dialecte natal – un anglais parfait, celui de Londres où elle avait grandi.

Je ne suis pas tout à fait sûre de comprendre ce que je vois, mais je suppose que c'est normal dans ce pays ? Bah, dans tous les cas... Enchantée... Je crois. Tu peux m'expliquer pourquoi tu es habillée comme ça ? C'est quoi déjà le mot qu'on emploie ? Cosplay, c'est ça ? Je dois dire que je voyais pas ça si... Imposant. Question de culture, je suppose.

Elle s'efforça de la gratifier d'un sourire chaleureux, bien qu'elle ne sache pas encore trop de quelle manière la considérer. Si elle voulait bien admettre que cette pratique puisse être très répandue au Japon, elle avait du mal à croire que les gens pouvaient se vêtir comme cela au quotidien pour aucune raison. Elle avait déjà assisté à des rassemblement de communautés propices à de telles activités mais ce n'était pas au point de se balader éhontément avec en pleine rue alors qu'il n'y avait apparemment dans le coin aucune convention. Sans parler de la difficulté que ce devait être de traîner derrière soi une telle quantité de tissu – mais en était-ce seulement, d'ailleurs ?

Elle savait certains adeptes prêts à tout pour rendre leur accoutrement aussi réaliste que possible, mais elle n'en avait jamais vu qui soit à ce point travaillé. La texture écailleuse avait en tout cas l'air particulièrement réussie - plus vraie que nature aurait-elle dit. Pour avoir passé de longues minutes à la détailler, Melody aurait pu jurer que sa surface ne comportait aucune imperfection, fait suffisamment rare pour être mentionné. Outre cela, même elle qui était très fréquemment habillée par les plus grands couturiers en était bluffée. Si le résultat n'avait pas été aussi kitsch, peut-être aurait-elle songé à lui demander l'adresse du sien : sait-on jamais, elle pouvait toujours avoir quelque chose à y gagner.

Melody cligna des yeux face à l'incompréhension de son interlocutrice. L'avait-elle mal prononcé ? À moins que ce ne soit pas le bon terme ? Elle était pourtant presque sûre que c'était comme ça qu'on disait. Elle avait déjà eu à faire à des couturiers japonais en vue de ses prestations et plusieurs d'entre eux disaient avoir commencé par là en guise de référence. Un rien cliché d'après elle, mais tant qu'ils faisaient leur travail correctement, elle n'irait pas s'en plaindre. Et au vu des tenues auxquelles elle avait eu droit de leurs blanches mains – enfin, jaunes pour le coup – elle avait depuis longtemps fait son mea culpa et considérait la discipline comme formative tant en terme de couture que d'inventivité. Et celle à qui elle était en train de parler la confortait dans cette idée. Bah ouais, c'est pas tous les jours qu'on voit quelqu'un se trimbaler en plein centre-ville habillé en serpent géant.

Pas de là d'où je viens en tout cas, ça c'est certain, ou alors seulement le jour de la fête nationale et en ayant VRAIMENT trop abusé. Je pense qu'on fait difficilement mieux en terme d'originalité. Malgré le cynisme avec lequel elle jugeait de ce choix vestimentaire, le naturel avec laquelle la jeune femme arborait fièrement son accoutrement – d'excellente facture au demeurant, il est vrai – l'avait impressionnée. Elle ignorait si c'était de vivre ici qui l'avait conditionnée à en faire quelque chose de normal pour elle, mais en tout cas cela lui avait plutôt bien réussi. La seule question qu'elle se posait concernait la manière dont son entourage le vivait au quotidien. Cela valait d'ailleurs tant pour les passants – est-ce qu'ils la regardent vraiment passer sans se poser de question ? – que pour sa famille.

Ça doit pas être facile d'avoir une fille qui se paie ce genre de trip, ou même une soeur d'ailleurs, surtout si c'est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et j'imagine même pas si elle a quelqu'un dans sa vie... Mais étant elle-même plus portée sur les comportements outrageants qu'elle ne le voudrait parfois, Melody devait admettre prendre un certain plaisir à être témoin de cette démonstration d'audace. Certains se sont étranglés pour moins que ça. Même si le pays du soleil levant était plus désinhibé que sa contrée natale, elle ne doutait pas qu'il devait lui aussi avoir sa propre collection de vieux cons conservateurs. Si ce style – si on peut appeler ça comme ça... - devenait un effet de mode, elle ne serait pas surprise de voir apparaître des pétitions s'y opposant – sans parler des scandales de toutes sortes que cela engendrerait forcément. Elle revint à la réalité et afficha un sourire gêné.

Ah, euh... Désolée, je viens d'arriver, alors...

Elle finit par secouer la tête pour chasser ces pensées barbantes de son esprit. Même si une certaine envie d'essayer la tenaillait quelque part à présent, juste pour savoir ce que ça fait, ce n'était pas elle qui risquait d'avoir des problèmes, après tout. Mais pour avoir elle-même trop souvent été traitée comme une excentrique – et cela ne sonnait pas toujours comme une qualité, surtout dans la bouche de ses détracteurs – elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver à son égard une certaine forme de solidarité. Même si elle n'irait pas jusqu'à se teindre les cheveux en vert pistache pour le revendiquer, il ne fallait quand même pas pousser. Elle avait du mal le prononcer, voilà tout. Même si elle était parfaitement bilingue – et même plus que ça, le japonais n'étant pas la première langue qu'elle apprenait – son accent n'était pas encore tout à fait au point. Ce devait être ce qui la desservait, elle ne voyait que ça.

Trop perdue dans ses pensées pour le réaliser jusqu'alors, ce n'est que là qu'elle se figea en se rendant compte de la présence des deux serpents qui la fixaient depuis les boucles vertes de la demoiselle. Si habituellement elle se montrait plutôt rétive à l'idée de se trouver dans la même pièce qu'un reptile – même si ça n'égalait en rien son aversion pour les araignées -, la manière dont ils étaient sortis de nulle part ne lui avait même pas laissé le temps de sursauter. Comme si son esprit lui-même ne savait pas comment ni lui ni corps devaient réagir au devant de cette confrontation inopinée. Ça viendrait avec le temps, était-elle en droit de présumer. Ce serait préférable, en tous cas, car elle était bien partie pour rester ici un certain temps. Mettant de l'ordre dans ses idées, elle finit par se raisonner en se faisant mentalement la remarque que si certaines personnes possédaient bel et bien des serpents domestiques, ceux-ci étaient condamnés à vivre cloîtrés chez eux pour le restant de leurs jours.

Et donc nullement autorisés à être exhibés en pleine rue, fut-ce au cou de leur propriétaire.

Au même titre que le reste de son attirail, ce devaient donc être des faux – ce n'était plus à ça près – et remarquablement animés qui plus est. Le budget qu'elle avait du investir pour se doter des mécanismes qu'elle pensait deviner sous leurs écailles devait être pharaonique. Ça doit être ça qu'on appelle vivre pour sa passion. Bon d'accord, je fais pas mieux, mais au moins la mienne est un peu plus passe-partout... Quoique. Bon, j'ai rien dit. Pensé. Oh et puis on s'en fout ! Se fustigeant elle-même pour ses errances mentales, elle s'approcha d'un pas pour examiner ces curieux automates – convaincue qu'ils en était désormais – d'un peu plus près. La manière qu'elle avait de s'y adresser comme si c'étaient de véritables êtres vivants à part entière avait quelque chose de touchant – même si, aux yeux d'une personne lambda, elle n'en aurait paru que plus étrange voire inquiétante. Mais Melody était habituée aux curiosités – ce n'était pas comme si elle en voyait tous les jours dans son métier – et il lui en faudrait bien plus pour en être dérangée.

Quoi, c'est pas comme ça qu'on dit ? Bah ! J'suis pas douée, laisse tomber. C'est impressionnant en tout cas ! J'ai déjà vu des trucs du genre à certains endroits où j'ai été... Aïe ! Donner un concert, avait-elle failli ajouter, mais elle se mordit la langue juste à temps pour s'en empêcher. Réprimant de son mieux la grimace de douleur qui y fit suite, elle continua comme si de rien n'était : ...Mais ça n'a jamais été aussi poussé. Remarque, c'est vrai que ça vient d'ici, à la base, donc c'est pas si étonnant, mais j'aurais pas cru tomber dessus aussi vite au premier coin de rue. C'est super bien fait en tout cas, on voit que t'as mis du coeur à l'ouvrage. Et, euh... Tu fais ça souvent ?