Asuna leva à peine les yeux lorsque pénétra avec fracas un homme dans la pièce. Assise derrière son bureau, les mains soutenant sa tête - qu’elle avait particulièrement pesante en ce jour - son visage enfoncé entre ses paumes, et froissé par la gravité, n’exprima rien d’autre qu’une profonde lassitude lorsque son regard délavé se posa sur l’hurluberlu. Comme si elle n’avait été interrompue, la jeune femme se replongea dans sa lecture, sans plus tenir compte de l’intrus. Ce dernier devait être Midorima Teippei, dont les bouffonneries notoires n’avaient de cesse à amuser ceux n’ayant la responsabilité de nettoyer derrière lui. Dément reconnu, il avait été expulsé de la Neuvième Division par son Capitaine en personne afin de recevoir des soins de la Quatrième, division à laquelle il appartenait à présent. Son dernier exploit en titre fut de perdre certains dossiers nécessaires au bon fonctionnement administratif. Chose déjà dérangeante en soi, les circonstances de cette disparition l’étaient davantage ; après avoir mis le feu aux papiers, il aurait reçu la complicité d’un capitaine pour finaliser sa besogne.
Asuna ne tenait nullement dans son cœur toute cette paperasserie, ce qui ne l’empêcha pas de regretter la disparition de celle-ci, puisqu’il lui incombait à présent d’entretenir Midorima de ses égarements. Une tâche ingrate dont elle se serait passée. La Troisième siège releva la tête, à contre cœur. Elle s’absorba quelques instants dans la scrutation des traits juvéniles du garçon, pour tenter de voir au-delà, sonder son esprit, et percevoir sa folie, mais jugea rapidement cela épuisant. D’un geste vague, elle indiqua un fauteuil sur lequel son invité pourrait s’installer et lui faire face.

« Midorima Teippei, je souhaite que vous m’expliquiez pourquoi vous avez brûlé ces dossiers. Et pourquoi un Capitaine vous y a aidé.»

Son ton n’eut rien d’affable, mais ne se couvrit pas non plus d’une once de reproche. Asuna se redressa pour paraître l’air moins ennuyée, bien que la préoccupation du semblant ne l’inspira pas en cet instant. Les mains croisées, le dos roide, le regard acéré mais impassible, elle embrassa en un instant la stature exigée par ses deux actuelles fonctions. Être juge, et bourreau.

La posture digne d’Asuna, empruntée aux plus grands et sévères gradés, aurait eu de quoi impressionner n’importe qui doté d’un minimum de sens commun ; bien que de carrure chétive et naturellement peu remarquable, la Troisième siège eut en cet instant une férocité impérieuse dans l’allure, digne des plus grandes reines. Splendeur impériale qui s’écroula l’instant suivant, en même temps que la jeune femme s’affaissa sur son bureau, dépourvue de toute énergie. Les bras croisés, le menton dégoulinant sur ceux-ci, le regard las, Asuna perdit tout maintien, et brisa ses efforts pour paraître convaincante. À sa décharge, la prestation loufoque du Midorima exaspérerait quiconque n’avait la patience de subir autant d’imbécillités à la minute, et ils étaient peu ces gens-là. La Troisième Siège elle-même, pourtant habituée à subir docilement les délires d’autrui si cela pouvait servir ses calculs, n’entendait en l’instant rien au charabia servi par son interlocuteur, et elle doutait pouvoir trouver une quelconque utilité à celui-ci.
Elle conclut les dires du dingue par un profond soupir dont l’ennui fut si perceptible, que s’il avait été instrument, il en eût rempli l’espace d’un violent tintamarre.

Asuna fixa un point quelque part au dessus de l’épaule gauche de son interlocuteur, et resta ainsi quelques longues minutes, à ne rien dire, et se contenter de regarder le vide sans ressentir le moindre souci sur la gêne que pouvait provoquer son silence. Elle réfléchissait à ce que venait de lui dire l’autre, et n’avait à l’égard de son discours qu’un maigre intérêt ; ce qu’elle en retenait surtout, c’était la piètre opinion qu’elle avait à l’égard d’Irahashi Shu, le capitaine en question incriminé dans l’affaire. L’homme lui avait déjà fait l’impression d’être un idiot niais, voilà que s’ajoutait à ce triste tableau des tendances de pyromane, chose dont elle n’aurait rien eu à faire s’il n’avait porté ses pulsions sur les dossiers de la Quatrième. Irahashi était loin, hors d’atteinte. Midorima ne l’était pas, lui.

« D’accord, répondit-elle d’un ton morne. Laissons ça de coté pour le moment. »

Sans même regarder son geste, Asuna farfouilla dans les tiroirs de son bureau jusqu’à ressortir une boite métallique, qu’elle posa face à elle. Du bout de l’ongle, elle fit sauter le crochet et ouvrit la boite, révélant à la vue du Shinigami une belle collection de pilules vermeilles. Asuna s’en saisit de deux, qu’elle mit de coté, au dehors de la boite.

« J’ai reçu ordre de surveiller la prise de votre traitement. Deux cachets par jour, plus si vous êtes dans une période psychotique intense. »

À l’aide de son index, elle fit rouler sur le bois du bureau l’une des dragées dorées en un mouvement de va et vient, de gauche à droite, à la façon d’une enfant jaugeant les caractéristiques d’un nouveau jouet.

« Nouvelle formule. Aucune saveur particulière, soluble avec de l’eau. Plus puissante, mais qui possède quelques désavantages si les doses sont dépassées. Engourdissement, malaise, somnolence, paralysie, temporaire voire définitive dans le pire des cas. »

Asuna leva les yeux et capta le regard de son vis-à-vis. Le vide inexpressif qui les habitait s’éclipsa une seconde, une seule, au profit d’une étincelle de violence froide, maîtrisée.

« Des désavantages qui pourraient se révéler problématiques face à une horde de Hollows, croisée au cours d'une mission sur Terre. Par exemple. »

L’impression dans son regard disparut, Asuna tendit deux pilules à l’homme.

« Espérons que je ne me trompe jamais dans les dosages, Midorima Teippei. La Quatrième division a à cœur les intérêts de ses membres. Même les plus humbles. »

Spoiler:

« Peut-être aurez-vous l’occasion de vous rendre sur Terre prochainement. »

Et y mourir là-bas, songea Asuna. Le soulagement qu’elle ressentirait à cette perspective, elle en fut absolument convaincue, s’apparenterait à celui d’ôter une épine douloureuse de sa peau après maints efforts pour l’en déloger. Mais peut-être ne serait-il nécessaire d’en arriver là. Si les scientifiques de la Douzième avaient correctement fait leur travail, la turbulence de Midorima finirait par n’être plus qu’un mauvais souvenir. Du moins, la Troisième siège l’espérait-elle.

Elle maintint son flegme, qui deviendrait bientôt légendaire, face aux divers délires de l’homme. Concernant la question du Capitaine, elle lui répondit avec une sagesse n’appartenant qu’à elle-même, que le Capitaine Shu finirait bien par brûler sa propre personne, et que tout ceci n’était affaire que de patience. Il paierait pour ces dossiers, d’une façon ou d’une autre, cela était certain.
Ensuite, la jeune femme ne pipa mot sur l’approbation de Midorima sur les plus humbles ; visiblement, le pauvre garçon n’avait compris le propos. Sa tête lui sembla devenir bien lourde, écrasée par le poids de la fatigue, jusqu’au moment où, chose à laquelle la Shinigami ne s’attendait absolument pas, l’homme énonça un propos intelligible, ainsi qu’intéressant, et plus ébouriffant, avis avec lequel Asuna se trouvait être en parfait accord.
De surprise, la mâchoire lui en tomba, et c’est par cette sotte expression qu’elle répondit d’abord. Elle se reprit vivement, agença de nouveau ses traits en une impitoyable impassibilité, et n’ajouta rien. Elle était la première à adhérer à un discours sur la loi du plus fort, mais son intuition lui guida que dans une telle conception du monde, Midorima ne faisait certainement pas partie des éléments méritant d’être soignés – mais davantage euthanasiés – , et que le lui dire ne causerait de sa part qu’un ricanement hystérique ou toute autre réaction absurde dont il avait le secret.

Elle déposa les pilules juste devant lui afin qu’il s’en saisît et les gobe sur l’heure. Asuna remballa promptement le reste des médicaments miracles et fourra, un peu précipitamment, la boite dans son tiroir, comme si elle craignît de la voir disparaître. Son attention se reporta sur son interlocuteur ; elle épousa du regard ses traits qui auraient grandement gagné en charme si seulement ils ne se tordaient régulièrement sous l’influence de la folie. Une audace mêlée à une vague curiosité la poussa à continuer l’entretien :

« Le rapport n’explique pas la cause de votre folie. Vous l’êtes, c’est tout. Pourquoi ? »

Autant demander à un malade de se diagnostiquer. Pourtant, n’y avait-il dans ce miroir brisé de la raison, parfois, plus rarement que souvent, un zeste de lucidité tordue, détournée, morcelée, éclatée, mais vrai ?
Avec une bonne dose de chance, elle pourrait obtenir une réponse véritable à sa question. Elle en douta fort, pourtant. Elle savait toute la prudence à ne pas parier pour le cheval boiteux.

La jeune femme écouta attentivement le dément en prenant bien soin de ne tenir compte que de ce qui lui paraissait important. Parmi les simagrées de Midorima, qui occupaient une place prépondérante dans sa verve, Asuna nota quelques éléments dignes d’intérêt. Ses yeux se posèrent sur la boite de médicaments alors que fleurissait dans son esprit une hypothèse. À mesure que la Troisième Siège retournait en tout sens cette possibilité, cette dernière lui parut de plus en plus probable, si bien qu’elle se demanda finalement si elle ne tenait pas la solution au problème. Si l’idée s’avérait fondée, le traitement gagnerait à être moins médicamenteux et davantage spirituel.
Asuna n’agissait pas par charité d’âme, mais plus tôt son patient irait mieux, plus tôt elle pourrait s’en débarrasser.

« D’accord. Une autre question : ces voix sont-elles apparues en même temps que l’esprit de votre sabre ? »

Elle le regarda, vigilante à ses réactions. À l’Académie, on leur enseignait toutes les difficultés que pouvaient poser la personnalité d’un Zanpakutô récalcitrant : libération impossible, pouvoir défaillant, hostilité marquée voire une totale discordance entre les deux partis. En revanche, Asuna n’avait peu, voire pas du tout, entendue parler de Zanpakutô invasif et se figurait la Dame comme une exception. Or, une autre pouvait bien se trouver dans le bureau en cet instant. Le regard de la jeune femme s’aiguisa jusqu’à devenir si perçant qu’il parut capable de sonder l’âme du Midorima à la recherche de l’entité spirituelle qui, peut-être, l’astreignait à ses usants babillages.
Si l’hypothèse se vérifiait, la Troisième siège savait que de cours étaient donnés à l’Académie pour tous ceux qui connaissaient des difficultés similaires. Le fait qu’il soit donné par le Capitaine Yakushiji Tenzen, celui-là même à avoir expulsé Midorima de sa division, n’échappa pas à Asuna. Sans être dotée du moindre humour, elle ne put s’empêcher de trouver l’ironie délicieuse.

« Plus important : jusqu’à quel degré le maîtrisez-vous ?, conclut-elle platement, en étant pourtant curieuse de la réponse. »

Asuna suivit avec attention la chute contrôlée de son interlocuteur vers la chaise. Sur celle-ci, il s’assit le plus normalement du monde, et parut grandement perplexe, puisqu’il n’ajouta pas mot pendant de longs instants, à peine quelques gargouillements inaudibles. Avec patience, Asuna attendit la réaction de Midorima, de plus en plus certaine d’avoir visé juste. Elle ne cessait toutefois de se demander pourquoi personne avant elle n’y avait vraiment songé. L’idée lui vint que peut-être aucun de ses précédents médecins ne s’en étaient réellement souciés, davantage empressés de l’abrutir sous des tonnes de sédatifs. Avec le recul, la jeune femme songea que cette solution se serait révélée peut-être moins fatigante.
Soudainement, le fou ne parut plus si fou, et déclara d’une voix atone sa plus complète ignorance sur le sujet. La Troisième siège n’était pas plus avancée, cependant la réaction presque normale lui parut de bonne augure.
Elle se planta assez joliment.
Bien qu’Asuna apprît la maîtrise du Bankaï de l’homme, la voix de ce dernier redevint égale à l’habitude, de plus en plus stridente et désordonnée. À mesure que la démence regagnait son influence, la Shinigami put constater sa reconquête au niveau spirituel, sa sensibilité de détection aidant. Un lien tordu s’était bel et bien établi entre le Zanpakutô et son porteur, qu’il fallait réguler au plus tôt. Quant aux autres propos, ils furent jugés sans poids, et écartés rapidement.
Pressentant cependant l’instabilité galopante de Midorima, la Troisième siège effleura la garde de l’arme à son flanc

« Non, rétorqua Asuna. Je ne travaille pas avec eux. Et vous êtes un crétin, Midorima Teippei.

Elle quitta son siège, se redressa, et jaugea de haut l’énergumène encore assis en face d’elle.

- Je sais ce qu’impose une arme dotée d’une volonté si forte qu’elle vous possède. Mais je ne comprends pas comment elle peut vous contrôler avec des délires aussi simplistes. Votre lame vous hurle des conneries à longueur de temps, vous y plongez dedans la tête la première. Des conneries répétées sans arrêt ne deviennent pas des vérités, elles restent des conneries.

Ses propos avaient claqué comme un coup de fouet. Secs, aussi arides en compassion qu’un désert, aussi passionnés qu’une mer de glace, ils traduisirent avec une certaine justesse l’espèce de mépris que lui inspirait son vis-à-vis, comme l’ont ceux qui ont vaincu face à ceux qui ont failli.

- Je vais demander au Capitaine Kotetsu que vous suiviez des cours à l’Académie. On vous y apprendra la maîtrise de votre Zanpakutô. Chose que vous avez visiblement raté de bout en bout, conclut-elle sans acrimonie, à la façon dont on dressait un constat peu reluisant. Vous pouvez disposer. Nous nous retrouverons pour la prise de vos médicaments jusqu’à ce que vous ayez progressé. »

D’un léger mouvement du menton, elle lui désigna la porte, et son regard ne laissa supposer autre sentiment que l’envie de le voir partir au plus tôt.