Cotisations, capitaines et gâteaux au miel [PV Asuna]

« Nous sommes donc toutes d'accord : la capitaine Areku s'en chargera. »

Avez-vous déjà eu l'impression qu'un licol de soie vient d'être posé sur votre cou et qu'il est déjà en train de se resserrer, tandis qu'une foule de visages amicaux sont tournés vers vous, un sourire mielleux aux lèvres ? La décision qui venait d'être arrêtée, ici, au club des femmes Shinigamis, ressemblait étrangement à une sentence. Moi qui étais si fraîche et exubérante en entrant, me sentais désormais à l'aube de mon exécution. Je n'aimais pas beaucoup la tournure des évènements.

Le milieu de l'après-midi était bien entamé, maintenant. Nous avions commencé à midi, chacune apportant petits gâteaux, fruits ou thé selon l'envie. Pour ma part, j'avais préparé une fournée de fourrés au miel et au riz, recette que je tenais de... de... j'ignorais de qui, en réalité. Je soupçonnais d'avoir appris cette cuisine de ma mère... du temps où j'étais vivante. Mais je n'en avais aucune garantie : la mémoire de ma vie antérieure, bien que mieux préservée que celle de la plupart des dieux de la mort, restait par trop parcellaire. Ce n'est pas sans une susceptibilité chatouilleuse que j'avais surveillé à quelle vitesse on les mangeait, s'il y avait de l'hésitation au moment d'enfourner la pâtisserie dans la bouche, promenant mon regard inquisiteur sur mes paires de l'association. Satisfaite des réactions de chacune, je m'étais alors concentrée sur les affaires importantes : le sujet du jour, à savoir les cotisations mensuelles.

Et là, catastrophe. Désastre.

Entre les nouveaux rideaux de nos locaux, les nouveaux tapis de la Quatrième (apparemment, quelqu'un aurait répandu du sang dans le bureau de la Capitaine de la Division chargée des soins et de l'entretien) et la nouvelle décoration de mes propres appartements... et bien, le budget avait été sérieusement diminué. Au point qu'il avait fallu se restreindre sur certaines choses essentielles, tels que le projet de séjour à la plage ou la prochaine sortie à Karakura-Town (qu'il me tardait de découvrir par ailleurs). La présidente avait bien tenté de proposer une solution, mais elle s'était révélée intenable : à savoir, augmenter le montant desdites cotisations, soulevant par-là une montée de protestations plus ou moins polies.
Je m'étais donc levée, rétablissant le silence, et avais suggéré une autre méthode : augmenter le nombre d'adhérentes, tout simplement. Certaines femmes du Seireitei manquaient sempiternellement à l'appel, un défaut qu'il allait falloir corriger. Mon idée avait eu du succès. Et évidemment, c'est à moi qu'il revenait de la mettre à exécution...

C'est là que le piège s'était révélé, dans toute sa splendide fourberie. Quelle meilleure cible que la capitaine Kuragari Asuna ? Froide, distante, si elle venait à devenir l'une de nos membres, qui sait combien d'émules moins inaccessibles elle ferait ? Certes, la tentation était là, pour le bien de l'association et de ses coffres. Mais encore fallait-il réussir...

« Dites-moi, Ise Fukûtaishô... »

L'intéressée rehaussa ses lunettes, ce qui était selon moi un signe de nervosité. La lieutenante s'abritait derrière ses verres brillants ainsi qu'on peut lever un bouclier face à une épée. Pourtant, bien que ma question n'allait rien avoir d'agréable, il n'y avait rien non plus à en craindre.
Du moins, pour elle. Moi, la réponse que je devinais m'effrayait.

« Je remarque une défection dans la liste de nos adhérentes. Kiyone Kotetsu. »

« Oui, Capitaine. »

« Rappelez-moi... je ne suis revenue à la Soul Society qu'après la nomination du capitaine Kuragari. Néanmoins, il me semble qu'elle est arrivée à ce post en défaisant le précédent officier. Qui était...? »

« Isane Kotetsu »

« Il me semblait bien »

***

Un pas après l'autre, j'allais au-devant de ma mission en regardant au loin, ignorant les Shinigamis que je croisais sur ma route. Les Quartiers de la Quatrième étaient suffisamment bien entretenus pour susciter une certaine admiration de ma part, tandis que je m'échinais, de mon côté, à faire respecter une propreté et une discipline absolues à la Troisième. Je n'y arrivais pas si mal, en définitive... La menace de servir de cible pour mes entraînements matinaux au Kidô devait aider.

Il était tard à présent. Le soir était tombé, les étoiles se faisant rares dans la voûte encrée du ciel. La tombée de la nuit avait son charme silencieux et sobre qui manquait, par bien des aspects, au quotidien du Seireitei.
J'étais arrivée, faisant face aux appartements dédiés à la capitainerie. Je me demandai subrepticement si celle que je venais voir y serait ; peut-être était-elle encore à travailler dans son bureau officiel ou même de sortie. Ne valait mieux pas : l'affaire qui m'amenait ne souffrait nul délai, aussi frappais-je sèchement sur le panneau de toile tendue.

« Kuragari Yon Ban Taï Taishô ? Je souhaite m'entretenir avec vous. Je suis Areku Yamaii, de la Troisième. »

Il arrivait encore que j'oublie de donner mon propre titre. En fait, il était même probable que je ne m'y fasse jamais. Je tenais dans mes mains un panier contenant quelques-uns des gâteaux de miel et de riz que j'avais préparés pour l'association : savait-on jamais, peut-être qu'ils constitueraient un argument jouant en ma faveur. Ma mission était capitale, rien ne devait être laissé au hasard... la moindre chance, si infime soit-elle, se devait d'être saisie.
Un masque de concentration intense se grava sur mes traits. Il allait falloir tout donner.

Il régnait à la Quatrième un ordre certain : chacun savait où était sa place, et s’affairait à son rôle avec assiduité ; nul ne dérogeait aux devoirs exigés de tous les membres de la Division, devoirs venus d’un lointain passé, instaurés à la création même du Gotei Treize, héritage ancestral que tous les Capitaines avaient fait respecter. L’ère présente ne dérogeait pas à cette règle, puisque les sols et les murs brillaient d’un blanc éclat, l’air y était plus pur qu’au-dehors, et il aurait été bien mal averti le taquin à chercher un grain de poussière en cette étendue immaculée, pour se retrouver déçu à terme de ne rien y voir, ce malgré tout son acharnement.
Toutefois il était un lieu brisant ce commandement séculaire, situé au cœur même de cette propreté virginale, où l’ordre laissait place à un chaos moite, un lieu qui n’était rien de moins que la chambre de l’actuelle dirigeante de la Division.

Et Asuna laissa glisser son regard sur l’abîme de la pièce afin d’embrasser de son attention le lit défait. Les draps étaient rougis d’un sang lointain, et entortillés en eux-mêmes, déchirés par endroits de façon incompréhensible, ressemblant à des muscles écorchés mis au supplice ; autour de la couche, et sur le mur contre laquelle elle résidait, une moisissure sanglante croissait. Un cancer se développant en harmonie avec les cauchemars, et qui étendait son royaume nuit après nuit. D’ici quelques mois, la pièce entière s’y noierait. Et dans des années, si rien n’avait été fait, ce serait tous les bâtiments de la Division.
Parfois, la jeune femme se projetait plus loin encore, dans des siècles et des millénaires, et ce qu’elle voyait alors se résumait à un univers tout entier noyé sous le chancre rouge. Ce que pareille vision lui inspirait, Asuna l’ignorait.
Pour autant, elle y revenait toujours, comme à une addiction. Ce soir, elle dormirait là, au milieu de cet épiderme fiévreux qui respirait par saccade, et elle le ferait le soir suivant, et tous les autres ensuite, car qu’importait où elle allait finalement, lui serait toujours là, à grandir avec son sommeil.

Soudain on frappa, ce qui eut pour effet d’arracher la Capitaine à ses pensées. Elle fit volte face, quitta précipitamment la chambre et referma le volet de bois derrière elle, afin de cacher à la vue ce spectacle que personne ne pouvait comprendre. Asuna se tint dos contre le battant, haletante, faisant face à la pièce principale, tenant lieu de salon. Ici, tout se présentait bien mieux, quoique sans investissement personnel notable, une façade, une autre.
Elle voulut marcher mais s’effondra avec fracas après avoir fait deux pas, subitement fauchée par une fatigue extrême. Cependant sa volonté ne flancha pas en dépit de son état physique ; la Shinigami rampa comme elle le put jusqu’à une chaise et parvint après maints efforts à se redresser sur son séant. Assise sur un trône de pacotille, un kimono flasque autour de son corps brûlant, et ses cheveux lui collant le visage, elle présentait un bien piètre aspect. Asuna ne souhaitait pas faire entrer cet inopportun invité. Mais on l’avait probablement entendue tomber.
De sa main, à contrecœur, elle fit passer derrière ses oreilles sa chevelure humide tout en composant sur son visage une expression neutre et imperturbable, qui n’abuserait personne malgré tout.

« Entrez, finit-elle par déclarer d’une voix éraillée. La porte est encore ouverte. »

On n'était pourtant pas dimanche !

J'avais précautionneusement ouvert la porte en réponse à cette voix douloureuse qui avait filtré au travers du battant, pénétrant dans l'antre de la capitaine Kuragari. Ici, tout était aussi neutre qu'elle l'était de coutume : pas de fioritures, pas de fantaisie. J'étais moi-même d'une extrême discipline dans ma vie au Seireitei, mais mes appartements s'étaient vus ornés ici ou là d'une touche personnelle, parfois discrète, souvent intime. Ici, mon regard d'aigle de saphir ne discernait aucune de ces estampilles. Je me flattais pourtant de les repérer avec aisance, saisissant immanquablement ces signatures pour la simple et bonne raison qu'elles m'apparaissaient toujours si belles. Oui, la joliesse qu'on pouvait trouver à ces particularités de tout un chacun, brillaient ici par leur absence.
Il me semblait bien avoir entendu une chute avant de pénétrer sur ce territoire épuré, et voir ma paire aux cheveux de lin ainsi assise, échevelée, m'apportait bien des réponses aux questions que j'eusse pu me poser à ce propos. La transpiration faisait luire sa peau d'un éclat maladif, que je devinais trop chaude au toucher. Le masque résolu que j'avais adopté en entrant, je l'arrachais pour le jeter au fond de moi-même.

Ne dit-on pas des cordonniers qu'ils sont les plus mal chaussés ? Rien d'étonnant à ce que la maîtresse des médecins de la Soul Society soit si mal en point, à l'insu de tous.

Ses traits étaient figés dans une impassibilité qui ne me dupait pas. Ma mission passait au second plan, quand bien même une voix fourbe résonnant dans mon esprit m'intimait de profiter de la faiblesse actuelle de l'officier pour lui soutirer son adhésion au club des femmes Shinigamis. Je secouais légèrement la tête, faisant ondoyer mes mèches teintes par l'aurore. Ce n'était pas digne de moi.
Au lieu de ça, je vins m'agenouiller devant la Yon ban taï Taishô pour saisir ses mains dans les miennes. C'était comme empoigner un tison incandescent.

De ce que j'en savais, elle n'aimait ou ne ressentait rien à l'endroit de ce genre de contact physique. Mais qu'importait ! La familiarité que je me permettais dans un tel geste pouvait être repoussée, mais après tout, je ne prenais guère de risques : sans m'être présentée, je portais tout de même mon haori et je doutais que la capitaine Kuragari réagisse si mal envers une égale - au plan hiérarchique. J'étais, sans conteste, autant la plus fraîche que la plus faible de tous les chefs de Division.

« Je me suis toujours demandée à quel point un guérisseur pouvait s'occuper de lui-même. Je pense avoir une partie de la réponse en vous voyant. On dirait que vous avez vu un fantôme. »

Je parlais d'une voix douce et basse, consciente qu'il y avait là l'opportunité de mettre le doigt sur une part du royaume intime et interdit d'Asuna Kuragari. La situation s'y prêtait : je n'avais jamais eu l'occasion de véritablement l'approcher et je tenais là ma chance. Qu'est-ce que cela pouvait bien m'apporter ? aurait-on pu me demander. Aurait-elle pu me demander.
Lui dédiant un mince sourire, je me relevais pour aller dans son dos et commencer, sans en demander une seule fois l'autorisation, à farfouiller de-ci de-là. Je lâchais un petit « Ah ! » satisfait en trouvant ce dont je m'étais mise en quête : une théière et des feuilles de thé. Je remplis la première avec l'eau claire de l'évier, avant de la mettre à chauffer. Je venais de poser les pâtisseries à côté de moi : elles pouvaient attendre, pour le moment.

« Il existe une chose à laquelle je tiens par-dessus tout, ici, en ce monde. Elle a pour nom... la Soul Society. Elle m'est infiniment supérieure et infiniment plus ancienne, pourtant, il m'arrive parfois d'avoir une attitude quasi-maternelle à son égard. J'ai été récemment nommée à la capitainerie. »

Ce jour-là avait été un jour d'éclipse, où le soleil et la lune s'étaient côtoyés dans le ciel limpide. J'avais dû révéler mon Bankaï à la Chambre des Quarante-six.

« Depuis, je veille, j'observe et j'écoute. Je prends la mesure des éléments constituants du Seireitei. J'en... prends le pouls, d'une certaine manière. Je sens que dans un avenir pas si lointain, de nouveaux périls viendront entraver la marche de notre monde. Lorsque ce jour viendra, il faudra que nous n'ayons à nous battre que sur un seul front. N'êtes-vous pas d'accord avec moi, Kuragari-Taishô ? »

Un filet de vapeur commençait à s'échapper du nez de la théière. Je m'étirais les épaules, tentant de me soulager d'une crispation que je n'avais pas sentie venir.

« Mes propos vous paraissent sans doute abscons. Alors laissez-moi ajouter ceci... »

Je retirais la porcelaine fumante, y ajoutant les feuilles odorantes qui tombèrent au fond de l'eau bouillante. Je revins jusqu'à la Shinigami défaite, versant le breuvage dans une paire de tasses qui restèrent sur une table basse. Fièrement, j'alignais les gâteaux au miel à côté : le regard que je lui envoyais à cet instant était un regard de pur défi. Elle avait intérêt à y goûter.

« Les démons que nous avons sont des adversaires qui se sont spécialisés dans notre propre destruction. Ils sont nos pires ennemis, nos némésis. C'est pourquoi il est judicieux de trouver un bon allié pour les affronter, afin d'avoir l'esprit libre. Afin, en réalité, de pouvoir faire face sereinement aux adversaires de la Soul Society. Je vous devine solitaire, mais pour le bien du monde des âmes, il serait bon que vous trouviez un tel partenaire. »

Je lui tenais un double discours, dont il était bien malaisé de deviner lequel primait. Lui intimais-je avec une pointe d'insolence de faire en sorte d'être plus apaisée dans le but d'être plus efficace, ou lui tendais-je une main secourable, amicale ? Même moi, j'ignorais laquelle de ces offres me tenait le plus à coeur.

« Goûtez donc un de ces gâteaux... »

Je ne prétendais pas à l'exécution de la capitaine, bien entendu (d'autant plus qu'à ce jeu-là, elle avait un point d'avance), mais refuser mes pâtisseries équivalait à une déclaration de guerre devant laquelle je ne pouvais fermer les yeux.

Son esprit flottait là où n’était pas son corps. Au fond d’un trou dans le sol, hérissé d’esquilles de songes inavouables, de souvenirs opaques, de noms sans sens, de peines amères. Asuna se voyait en pleine déliquescence d’elle-même, et de cette position privilégiée, elle put se voir de l’extérieur, et se juger. Son visage s’étiolait en une mine fiévreuse rongée d’efforts vains pour se cacher à la vue. Ses lèvres ressemblaient à deux grosses limaces partageant la chair de son visage, ses yeux se résumaient à deux coques vides, et elles roulaient nerveusement dans leurs orbites. Pour un peu, Asuna se serait pensée morte.
Il existait encore un lien qui la rattachait à ce corps déclinant, un lien profond, juché au plus profond de sa conscience, une grimace écarlate peinte sur ce qui lui tenait lieu de faciès. Un lien plus solide que tous les métaux, une laisse à jamais scellée à son cou, tant qu’elle vivrait, et peut-être après également.

Il y avait l’autre, aussi. Une haute-gradée à la chevelure sucrée, et aux mots enrobés de miel pour mieux dissimuler un noyau plus acide. Asuna ne percevait qu’en écho ce que son interlocutrice disait, car sa voix peinait à franchir les lieux et autres lieux qui les séparaient toutes deux. Ils parlaient de choses vaines, de choses lointaines, au-delà des considérations de la Capitaine de la Quatrième Division. Elle se vit saisir mécaniquement le gâteau et l’engouffrer dans sa bouche à la façon d’un pantin, et pantin, elle mastiqua lentement, le regard perdu dans la vague trouble. L’étincelle revint brutalement dans ses prunelles, Asuna ne fut qu’une à nouveau.

Son attention se reprécisait en dépit de quelques écarts chancelants ; elle retrouva la pièce vide, le temps présent, les sensations du corps, et découvrit pour la première fois, en pleine possession de ses moyens, Areku Yamaii. Cette dernière respirait une jeunesse éblouissante là où Asuna se faisait l’effet d’être une vieillarde malade. Elle se faisait bercer, materner, et la douceur l’englobait dans son manteau de soie sans effort. L’autre la noyait sous son discours continu, chacune de ses paroles incarnant un nouveau parfum entêtant qui asséchait la vigilance, endormait la suspicion.

Du poison. Tout ceci empestait le poison. Le goût du miel sur sa langue, au fond de sa gorge, un sirop sirupeux glissant peu à peu vers son estomac : il y prit la couleur rance du venin. Sans rien laisser paraître, Asuna posa sa main sur son ventre. Un spasme la saisit, elle vomit sur le coté, pour finalement s’essuyer du revers de son kimono, sans grâce.
La Shinigami se redressa, son masque impassible toujours calqué aux traits, peu soucieuse de laisser transparaître son opinion sur ce qui venait de se passer. Elle si faible quelques instants auparavant s’estimait à présent ragaillardie suite à la mise en échec de cette tentative d’assassinat. Ou bien était-ce un répit de la fatigue, ou à l’inverse, une tentative plus pernicieuse de celle-ci pour l’emporter.

« Vous parlez beaucoup, déclara la Capitaine avec une sincérité tranchante. Vous parlez beaucoup mais pas sur ce qui vous amène ici. »

Endurer les bavardages d’une nouvelle gradée voulant devenir son amie s’avérait pour Asuna quelque chose au-dessus de ses forces actuelles.

« Je sais ce qui menace le Seireitei. Je sais qui sont ses ennemis. Je sais qu'il faut faire front uni. Je sais ce qui vous anime à présent. J’en suis ravie. »

Sa voix retrouvait peu à peu ses inflexions habituelles ; sa salive ne se comparait plus à un glaire épais lui clouant toute faculté d’articulation ; ses propos étaient fluides, chantants dans leur brutalité austère.

« Je sais tout ça. Mais pas ce que vous voulez. Dites-moi vite. Il est tard, et je suis fatiguée. »

Avez-vous déjà vu un frelon ayant piqué une personne devant vous ? Ôtez sa fureur à l'insecte, et l'image me rappelait fortement la situation que j'étais en train de vivre. L'animal frappait et satisfait de son action, s'en allait sans prendre conscience de sa propre détresse, de son dard resté enfoncé dans la chair d'un autre. La capitaine Kuragari, ou Asuna, était ce frelon.
Elle n'était pas consciente de sa propre mutilation. On lui avait arraché, ou elle l'avait laissée d'elle-même, une partie de son être. J'ignorais ce que cela pouvait être : l'amour ? L'espoir ? La foi en son prochain ? Même les pessimistes continuent d'attendre quelque chose de leurs congénères. Chez l'officier supérieur de la Quatrième Division, une telle affirmation aurait été osée. On pourrait me rétorquer qu'elle attendait bien de ses subordonnés qu'ils fassent preuve de zèle et de discipline, et que c'était là déjà quelque chose : mais, en écoutant les propos sortant de ses lèvres pâles, je réalisais qu'il manquait, sur le diapason de ses affections, certaines des cordes dont on aime généralement jouer chez nos pairs.

Je l'observais, plongeant l'azur limpide de mes iris dans celui plus glacé des siens. Nous portions la même joliesse lumineuse en nous, mais la joie de vivre qui m'habitait depuis plus de mille ans, qu'aucune ténèbre n'avait été en mesure de seulement ternir, avait depuis semblait-il toujours déserté le coeur d'Asuna. Il lui manquait une part de ce même coeur.
Et tel le frelon au ventre ouvert, un jour elle allait en mourir.

Je me suis souvent flattée de n'être ni naïve ni sentimentale, ou du moins, d'interdire à mes émotions de prendre le pas sur ce que je devais faire, au nom du Seireitei. Mais cette fille aux affects ravagés me rappelait que ma mission première était avant tout de protéger les résidents de la Soul Society, fussent-ils en désaccord avec cela, fussent-ils inconscients des périls les menaçants. Eussent-ils accepté ces dangers.
J'ignorais quelles pensées avaient vagabondé dans l'esprit de mon interlocutrice. Un instant pensive, voire hagarde, elle venait de ré-affûter l'acuité de son regard.

« Je sais tout ça. Mais pas ce que vous voulez. Dites-moi vite. Il est tard, et je suis fatiguée. »

Je soupirai, me levant en attrapant un chiffon traînant plus loin.

« Vous ne savez pas »

« Comment le pourriez-vous ? Ce qui m'amène chez vous n'a que bien peu d'importance en rapport de ce qui me fait y rester. Que vous le souhaitiez ou non, je suis le témoin de votre état. »

Sans gêne ou faux orgueil, j'entrepris de nettoyer les vomissures qu'elle avait si mornement craché. Même dans la douleur, j'imaginais bien Asuna demeurer de marbre. Ce n'était pas seulement de l'insensibilité que je percevais chez elle ; ce jugement était trop simpliste. C'était qu'elle... bien que ressentant... n'interprétait plus les choses de la même façon que la plupart de nous autres. Elle n'en tirait pas les mêmes conséquences. Je supposais que chez elle le deuil était vide de sens : l'amitié également. La perte ne pouvait être que fonctionnelle, et non humaine. Je payais la mort de mes hommes en larmes salées, mais comment elle-même réagissait face à la disparition des Shinigamis sous son commandement ? La dureté n'a rien à voir avec l'absence de sanglots.
Mais ces yeux qui me fixaient, depuis combien de temps n'avaient-ils pas pleuré ?

Les pleurs n'ont jamais été une faiblesse. Si Asuna s'en passait, ce n'était pas en vertu de sa force.

« Pourquoi nettoierai-je cela ? Pourquoi donc est-ce que je m'attarde ainsi en vos appartements, en cet instant où de toute évidence votre état laisse à désirer ? Pourquoi ai-je souhaité que vous goûtiez à ces gâteaux ? Posez-vous ces questions si ce n'est pas déjà fait, capitaine Kuragari. Et, de grâce, épargnez-vous les réponses faciles »

« Je ne cherche pas à m'attirer vos faveurs ou à rentrer dans vos petits papiers. Je cherche à vous rendre les choses plus aisées et agréables. »

J'avais quelque peu hésité sur le dernier mot. Ayant achevé de faire disparaître les dernières traces de saleté, j'allais jeter l'étoffe au fond d'un broc vide qui, pour l'heure, tiendrait lieu de débarras. Lavant mes mains à l'eau claire, je repris la parole en lui tournant le dos, laissant du moins en apparence mon attention vagabonder au loin.

« Ne prenez pas mal mes dires, taishô. Je crois néanmoins que la seule chose qui vous anime encore est votre fierté. De vous, j'ignore tout sinon la façon dont vous êtes arrivée à la position qui est la vôtre désormais. Qu'on vous ai posé cent fois la question, je suis disposée à le croire, mais souffrez de l'entendre une nouvelle fois. Pourquoi ? Pourquoi convoiter le haori blanc de la capitainerie ? Pourquoi le désirer avec tant d'ardeur que vous tuiez pour l'obtenir ? L'aurait-on également défendu avec tant de passion ? J'ai eu des échos. »

Des échos, oui. Des échos de qui était Kuragari Asuna. Des échos de comment elle évaluait la vie des hommes de la Soul Society, de comment elle organisait la priorité des missions lui incombant. Il fallait bien entendre ici le comment. Le pourquoi, le bien-fondé de sa logique poussée jusqu'à l'extrême fonctionnalisme n'était pas remis en question dans mon esprit. Je regrettais seulement qu'elle-même n'ai, à ce sujet, aucun regret. Aucun regret, de considérer la vie humaine en termes d'utilité.
De cela, je souhaitais m'en assurer. Vérifier que mes suppositions à son égard étaient justes, et non de vaines hypothèses vaguement accusatrices.

« Dites-moi également, si vous deviez choisir au combat entre sauver votre vie et celle de votre lieutenant... pourquoi vous choisiriez-vous ? »

Je lui resservais de ces longues paroles qu'elle n'aimait probablement pas, espérant que la curiosité l'emporterait sur son déplaisir. Je souhaitais en apprendre plus à propos d'Asuna ; la saisir, en ce qu'elle était et plus tard en ce pourquoi elle était ainsi faite. Dans mon coeur brillait l'espoir vivace de lui rendre un peu de l'humanité qu'elle avait perdue.
Les raisons mêmes de ma démarche devaient lui paraître bien obscures. Le jour où elle les verrait et les comprendrait, alors, j'aurai le droit d'être fière de moi.

Il y avait ce sentiment absurde de se sentir éventrer, de voir la chair de son ventre écarter afin de laisser entrer des mains avides de peser les entrailles, d’analyser ce qui les constituait, et les remettre ensuite, refermer la plaie, et une voix déclarer son jugement impitoyable. Asuna avait cette impression qui la saisissait sourdement. Et qui ne lui évoquait rien.
Elle regardait Yamaii se dévouer uniquement à son envie d’aller plus loin dans sa fouille envahissante. Asuna la laissait faire sans broncher, et asséner ses vérités et ses questions qui ne trouvèrent d’échos et de réponses, pour se contenter de la fixer de ses yeux glacés, peu animés en l’état d’une étincelle d’intérêt. L’autre conclut sur une dernière question, certainement la plus absurde et moins pertinente d’entre toutes.

« Ah. Vous êtes de ceux-là, finit par articuler la Shinigami, passé un temps de réflexion. »

Elle fixa le sol, moins par soumission que parce qu’il semblait bien le plus passionnant à fixer. Elle croisa les doigts, s’étendit les jambes, et demeura peu soucieuse de paraître ainsi avachie sur sa chaise. L’autre Capitaine ne lui était rien.

« Votre dévouement tient de la maladie. »

Asuna possédait aussi ses propres vérités dont elle n’escomptait pas atténuer le tranchant. Cette femme venait puis restait pour la piétiner, elle ne méritait pas le moindre traitement de faveur, traitement de faveur qui déjà en temps normal aurait été hautement improbable.

« J’ai réponse à ma question, maintenant. Vous êtes de ces gens à vivre pour les autres, car incapables de vivre pour eux. Vous demeurez avec moi car ce qui vous semble être de la faiblesse justifie à vos yeux votre propre utilité. Ce qui vous a amenez ici n’a finalement plus grande importance. Vous pensez avoir trouvé mieux. »

La Capitaine de la Quatrième Division se releva, non sans mal, pour se redresser autant que le permettait son léger engourdissement. Elle ne s’imaginait pas des plus impressionnantes, cependant, puisque son interlocutrice avait entendu parler de ses hauts-faits, ceux-ci parleraient pour elle.

« Je ne m’offense pas de mots, et les actes m’affectent à peine. Je ne réagis pas par fierté. Je dresse un constat dicté par l’expérience.
Ne prenez pas mal mes dires, Capitaine, vous êtes simplement ce qui s’apparente le plus à un parasite. La Quatrième est pourvue de quelques individus dans votre genre. Ils n’agissent pas par souci de l’autre, uniquement pour se satisfaire dans leur propre image. J’ai une question, moi-aussi, comment vous voyez vous ? Vous percevez vous comme un mur entre le Gotei et nos ennemis ? Une héroïne ? Vous avez parlé de votre attachement à la Société des âmes. Je vous crois sur parole. Vous vous sacrifierez sans hésitation pour elle. Pour pouvoir briller, même dans la mort. »

Sa bouche était sèche, ses yeux rougis, son dos douloureux, pourtant, elle se sentait curieusement bien.

« Je n’ai pas votre appétit pour la gloire. La gloire est une chose idiote. Et ceux qui y aspirent sont ceux à mourir les premiers, le plus souvent en vain. »

J'éclatais d'un rire cristallin, franc. Le genre de rire ressemblant à un oiseau qui s'envolait de la plus spontanée des façons, libéré. Il était assez rare que je me fende d'un tel éclat, aussi sincère. A son insu, la capitaine Kuragari venait de me mettre d'excellente humeur.

« Un dévouement maladif ? Peut-être bien, oui, s'il me dessert au point de m'exposer au danger plus souvent qu'à mon tour. La Soul Society est ma vie. Je ne me vois pas la continuer sans elle, aussi préfère-je perdre le souffle de mon existence que sa raison même. »

Je tirais la chaise de manière à l'amener juste à côté du siège d'Asuna, qu'elle apprécie ou non cette promiscuité. Je me penchais alors légèrement vers elle, la mine pensive et sérieuse.

« Bien sûr que j'aspire à la gloire, capitaine. Mais vous faites erreur en supposant mon orgueil plus grand que ma compassion. Allons, je ne saurai vous duper : ne suis-je pas la plus faible de tous les officiers supérieurs du Seireitei ? »

« Je le sais bien. Mais cette gloire... si jamais je venais à briller, comme vous dites, même dans la mort... ne deviendrais-je pas exemplaire ? Ne deviendrai-je pas un modèle à suivre pour mes subordonnés ? Si je veux étinceler haut dans le ciel, Kuragari-taishô, et si je suis prête à tant donner pour les miens, c'est parce qu'ils se surpasseront en retour pour m'imiter. De ce fait, je rends la Soul Society plus puissante que ce que pourrait lui apporter ma simple force. »

Je haussais les épaules.

« Que m'importe de mourir la première si cela évite sa défaite à mon monde ? Allons, ne croyez-vous pas que notre supériorité se légitime parce que nous la mettons au service des autres ? Ce haori ne nous rend pas éternels. Si un jour il faut fuir, fuyons : mais en dernier. Là encore, à quoi cela sert-il d'être le combattant le plus émérite de la Division, en tant que taishô, si nous n'inspirons pas l'exemple ? Être suivis, gagner la confiance de nos subordonnés, les amener à dépasser leurs limites... ce sont là nos véritables attributions, Asuna. C'est pour cela que les capitaines existent. La gloire nous est un devoir, de même que le sacrifice. »

Je venais de passer à une familiarité nouvelle en utilisant son prénom. Je pinçais mon vêtement blanc entre le pouce et l'index pour appuyer mon propos.

« Pensiez-vous à cela en tuant la capitaine Kotetsu Isane ? Ce haori que vous convoitiez, supposiez-vous qu'il pouvait impliquer, un jour, que vous ayez à mourir pour laisser d'autres survivre ? Ce n'est pas mourir en vain que de faire rugir le coeur des Shinigamis en mémoire de votre fin... mais c'est bien tuer en vain que d'ôter de ses éléments à la Soul Society sans rien lui offrir de plus ou de meilleur en retour, qui n'eusse pu l'être en évitant cette perte. »

Mon regard semblable au ciel d'été perdit de son acuité tandis que je tombais dans mes souvenirs.

« Je regrette la fin d'Isane. Profondément. A ce sujet... »

J'inspirais un grand coup avec l'impression de me préparer à sauter du haut d'une falaise.

« Une place est vacante à l'association des femmes Shinigamis. La prochaine réunion se tiendra dans huit jours, pour décider d'une sortie prochaine à Karakura ; une occasion à ne pas rater, si vous voulez mon avis »

Le regard que posa Asuna sur la Capitaine Areku fut indescriptible. Ils dansaient derrière les fumerolles de ses iris nombre d’éclats entremêlés, sans qu’aucun ne prît le pas sur les autres. La jeune femme se supposait être la plus jeune d’eux deux, pourtant, elle ne se sentit jamais plus vieille qu’en cet instant. Celle qui lui faisait face se résumait à la figure d’une enfant ; pleine de vie, pleine de promesses, pleine d’enthousiasme, pleine de rêves dont la fragilité n’avait été encore éprouvée, dont les espérances ne s’étaient encore brisées contre le reflet froid et terrible de la réalité. Une enfant pleine d’idéaux vains.
À l’inverse, Asuna se matérialisait dans sa propre vision comme une vieillarde décharnée par des siècles et des siècles de désabusement, qui n’attendait plus rien, mais qui avait par la force de l’âge acquis une expérience de la raison, celle-là même à échapper totalement à la sautillante Areku. L’ancienne fixa longuement la fillette en silence, pendant que ses propres souvenirs se réunissaient en cotonneuses réminiscences ; elle lutta pour dégager du brouillard quelques éphémères de jeunesse, où elle-même était habitée de la même énergie, pour finalement ne rien y trouver hormis un froid intérêt pour de trop rares choses. Elle écarta l’effort, elle fit tout disparaître de son esprit. Une enfant accaparait trop son attention pour se laisser aller à l’introspection.

« Vous ne seriez pas exemplaire. Vous seriez morte. Il n'y a pas d'exemplarité à ça. »

Un constat simple dépouillé de toute conception de gloire, ne laissant nulle place à une flamboyante inspiration enflammant les cœurs et les passions, motivant les armées, amenant la victoire.

« Ce que vous inspireriez, ce n’est pas une légende, c’est la peur. La peur de l’échec. Celle qui paralyse les soldats. Qui les fait quitter les armes. Vous vivez seule dans votre monde de nuages. Quand un Capitaine tombe, croyez-vous que ses soldats se nourrissent de son mythe pour aller affronter l’adversaire venant justement de vaincre le plus fort d’entre eux ? »

Son corps commençait à se détendre à mesure qu’elle parlait. Ecraser violemment la figure de son interlocutrice sur le béton aride du réel prodiguait à Asuna une forme de bien-être. Cela chassait le sommeil, avec lui, les cauchemars.

« Je ne me sacrifierai pas pour un seul de mes subordonnés. Aux échecs… »

Elle s’interrompit brutalement, l’œil hagard. D’où lui venait brutalement qu’elle connaissait les échecs ?

« Aux échecs… On ne sacrifie pas sa reine pour un pion. Ou même mille pions. »

La jeune femme se ressaisit en secouant mollement la tête.

« Nous sommes les pièces maîtresses du Gotei. Ses piliers. Et un pilier qui s’écroule menace l’édifice entier. Il sera peut-être remplacé par la suite, oui. Mais pour un soldat au potentiel de Capitaine, combien resteront anonymes ? Vous réfléchissez à l’envers. Vous fondez de l’espoir en partant du bas, en le basant sur des calculs hypothétiques voire hasardeux. »

Ses paupières mi-closes, son regard fixe au plafond qui la captivait, Asuna sembla partie ailleurs. Jusqu’à ce que d’autres mots franchissent ses lèvres molles, et que leur sens tranchant lacère l’air jusqu’à le faire saigner.

« J’ai tué Kotetsu Isane parce qu’elle pensait comme vous. Regrettez sa disparition à votre guise. Mais je prétends représenter quelque chose de plus solide qu’elle. Sa mort en témoigne. Et si vous vous supposez aussi faible que vous le dites, vous avez d’autres priorités qu’une sortie à Karakura, Capitaine. Ne comptez-pas sur moi pour vos jeux. »

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