Il est tôt dans l'après-midi quand je décide d'occuper mon temps dans la rue des Arts de Karakura. L'avantage de l'immortalité concernant l'Art humain, c'est qu'en faire le tour exhaustif est loin d'être impossible. A plus forte raison quand notre apparence ne nous permet pas d'avoir plus que des petits boulots – qui irait filer un job à temps plein à un éternel étudiant – ce qui laisse pas mal de temps libre. A force, je connais la rue et son itinéraire par cœur. Ici, une librairie. Là, un disquaire. Au fond, un cinéma... C'est en passant devant ce dernier que mes sens m'alarment de la présence d'une puissance spirituelle hors-norme. Or, autant chercher une aiguille dans une botte de foin : pour une raison quelconque, un attroupement gigantesque s'agglutine devant les portes du cinéma, et je ne fais qu’entrapercevoir la file d'attente sinueuse qui mène à... Un unique bureau. Un coup d’œil à une affiche sur le mur me permet d'identifier sans la voir la personne qui s'y trouve. « Séance de dédicace – Yukishiro Terumi. » Un cri strident retentit qui a le mérite de me surprendre. Il vient de Satsuki, mon Âme la plus récente, qui s'élance devant moi, dans la limite de la longueur de sa chaîne, fixée à ma ceinture, pour vraisemblablement tenter d’apercevoir la star.

« Aaaaah ! Yukishiro Terumi ! J'y crois pas ! Je suis sa plus grande fan ! Et je vais louper ça ! »

Je reste pantois un instant. La jeune femme n'a pas ouvert la bouche depuis le soir où je me suis emparé d'elle, dans un mutisme boudeur. Rien de surprenant là-dedans, beaucoup de mes Âmes réagissaient de la sorte, mais elle ne semblait pas prête à parler à nouveau avant cet instant. Je prends mon air le plus dépité, et je râle à son attention, prenant les moqueries de Zed de vitesse.

« Ah, j'y crois pas, à ça... Tu finis par parler à cause de ce poseur ? Ça veut dire quoi, ça, que si je lançais des regards méprisants au monde entier, et que je m'enveloppais d'un voile de mystère, tu m'aurais immédiatement pardonné ?
-Non. Mais je suis prête à reconsidérer ton cas si tu allais me prendre son autographe.
-Deal. »

Elle s'immobilise, et semble hésiter un instant. Mon sourire n'est pas anodin. Elle n'est pas la première que je sors de son mutisme par les sentiments. Elle bougonne un peu, mais ne revient pas sur sa décision. Quant à moi, je rentre dans le rang, et attends, comme tout le monde. Zed manifeste son mécontentement et son impatience, et ne manque pas de me demander pourquoi je me plie à cette volonté, ou pourquoi je prends la peine de faire la queue. Je ne réponds pas. Heureusement, il y a plus à gagner pour moi que la fin de l'inimitié de Satsuki là-dedans. Ce n'est qu'une bonne vingtaine de minutes plus tard que la dernière groupie me séparant de l'idole quitte son chevet, non sans regret. J'avance, mais Satsuki avance plus encore, proche de l'hystérie.

« Vous ne pouvez pas m'entendre, mais je vous aime ! J'ai vu tous vos films ! Tous ! Oh, j'aimerais tant que vous puissiez m'entendre !
-Il peut t'entendre. Pas vrai, le tombeur ? »

Satsuki se fige, rougit, a un mouvement de recul. Mon regard doré se plante dans celui du jeune homme. Il est tout aussi méprisant en chair et en os que la majorité de ses personnages. Mais plus important encore, il est la source d'énergie spirituelle que j'ai sentie depuis la rue. Pour une raison très simple : depuis les vingt minutes qu'ont duré mon avancée, cette dernière n'a pas bougé d'un pouce. Or, le seul être qui est resté tout à fait immobile durant ce laps de temps, c'est lui. D'une de mes poches, je sors un ticket de casse froissé que je pose sur la table, verso vierge tourné vers le plafond.

« Je vais prendre un autographe pour la demoiselle. A moins que tu ne fasses pas dans le macabre. Son nom, c'est Sa-tsu-ki. Et si t'as rien de plus important à faire après ton truc, je serai dans le café d'en face. Je voudrais pas te voler à tes fans. »

Je récupère le papier, et tire ma révérence, avec un sourire satisfait. Je n'aurais jamais cru que cet acteur puisse être doté d'une telle capacité spirituelle. Dommage que ce genre de chose n'apparaisse pas à l'écran, parce que même si je ne comptais pas l'avouer, j'avais aussi vu tous ses films. Une fois installé à une table du café d'où j'avais une vue imprenable sur quiconque en franchissait le seuil, et que Satsuki eut repris ses esprits et son souffle, elle pesta.

« J'aurais dû me douter que tu ferais pas ça juste pour moi.
-Oh, détrompe-toi, je suis en train de considérer l'idée de le tuer, en espérant que son Âme reste attachée à ce Monde, et que tu puisses passer le restant de tes jours à ses côtés.
-Quoi ? Non !
-Je plaisante, je plaisante. »

Une pause dans sa carrière. Officiellement, c'était ce qu'il avait fait. Pourtant... Il était impossible de vraiment s'en séparer. Il était reconnu à tous les coins de rues. Il était harcelé par de nombreux fans... Que du classique. Pire encore, son agent lui avait organisé une séance de dédicace à Karakura. Il n'avait aucune promotion de film à faire, rien. En fait, Terumi soupçonnait que ce soit histoire de donner de ses nouvelles, montrer qu'il était toujours présent et qu'il pourrait revenir à tout moment.
Evidemment, il avait sévèrement engueulé le responsable de tout ça, mais s'était au final prêté au jeu. A part un long moment d'ennui à devoir signer des mots qu'il ne pensait pas, qu'est ce que cela lui coûterait. Avec un peu de chance, il rencontrerait une charmante jeune fille des plus intéressantes.

Et pour le moment, strictement rien. Il ne levait même plus les yeux, se contentant d'écrire comme un robot le nom de la personne à qu'il offrait son autographe, accompagné d'un mot d'une niaiserie sans limite. Et de sa signature, évidemment. Rien de véritablement passionnant donc. En fait, il se demandait même si son esprit n'était pas totalement endormi et que son corps se contentait de réagir par automatisme, avec simplement une étrange sensation dans un coin de son cerveau.
Heureusement, quelqu'un chose vint le tirer de la monotonie. Il leva même les yeux, c'était dire. Tout ça car une voix féminine eut des paroles pour le moins étrange. Ce qu'il vit l'était également. Ce n'était pas fréquent de voir des âmes enchaînées en même temps. Il tourna ensuite le regard vers celui situé à l'autre bout de cette chaîne. Selon l'apparence, un ado. Mais maintenant qu'il était tiré de sa torpeur, il comprenait la sensation qu'il avait. Cet ado était plus que ce qu'il montrait. Suivirent des paroles ayant le mérite d'attirer son attention. Il se contenta pourtant de signer l'autographe, au nom de l'esprit ayant prit la parole, avant de le tendre.

Une fois sa corvée terminée, il se dirigea vers le café en question. Cherchant du regard celui l'ayant invité, il finit par le repérer. Sans demander, il s'installa à la table, sortant une cigarette. Et, pendant un instant, il se contenta de le fixer sans un mot pendant près d'une minute, en oubliant presque la serveuse. Qui semblait de toute façon un peu intimidée.
Pourtant, il finit par commander un café. Et par s'adresser au blond également.

>> Je dirai que c'est la première fois que je signe un autographe pour un Shinigami. Enfin, il est pas vraiment pour toi en fait... Mais c'est aussi la première fois que j'en signe à une morte en fait.
Bah, je crois que je dois te remercier. Je commençais à sérieusement me faire chier là bas...

Puis il éclata de rire. Si, pendant quelques instants, il avait gardé une image sérieuse, il la brisait immédiatement. Peut être était-il plus proche de ça en vérité, mais l'heure était de revêtir son masque favori. Celui de la star. Et il y était tellement habitué que cela se ferait sans soucis.

>> En tous cas, je pensais que j'avais un tel succès. Je pense que la demoiselle m'a vu de son vivant, mais un Shinigami... Je suis même connu dans le milieu spirituel, c'est la classe ça !
Bon, file moi ton prénom. Je vais t'en signer un aussi ! C'est pour ça que tu m'as demandé de venir non ?