Affalée sur son lit, une armoire de déplacée devant la fenêtre. Dans sa chambre, une obscurité opaque qui ne laisse rien entrevoir ; exception faite pour les nyctalopes dont se rapprochait Muda. Une créature de la nuit et ce, depuis sa plus tendre enfance, rendant aisé l'action de voir dans le noir. Un quotidien a priori sans fin, jusqu'à ce que l'accepte cet homme, et après lui ses amis pour la plupart déjà croisés par le passé. Dorénavant, se trouver dans un manoir mille fois plus grand que ce qu'il lui avait été donné d'investir. Cave, poubelle, coffre à jouet ; rien ne soutenait la comparaison. Comble du luxe, cet objet immensément confortable sur lequel elle se tenait désormais. Les premières fois, un malaise au moelleux de ce matelas. De fait, passer de nombreuses nuits dessous plutôt que dessus. Une place certes moins commode, mais plus familière, et surtout plus rassurante.

Au final, s'être laissée prendre au jeu une fois l'instant entré dans la banalité. Une banalité effritée après que se passe ce drame dans Tokyo. Non le drame en lui-même qu'elle rumine, encore que la ligne jaune faillit y être franchie. Un nouvel élément postérieur, de l'ordre de l'ineffable, la rendant des plus tendue. L'impression récurrente d'une présence dans son angle-mort les rares fois qu'elle daignait sortir dans les rues animées de la mégapole. Dans cette présence, l'imminence d'une menace. La vie sur le fil, alors que la monotonie se tenait toujours alentours.

Sa chambre, une bulle de protection à ce mal mal identifié. Sécurité illusoire balayée par un bruissement bon à la faire tressaillir. Sous sa couette, à l'abri du danger. Une réaction somme toute bien naïve à quoi une nuée de lances osseuses succéderait au moindre souci. Une pression non loin d'elle... puis un contact faisant exploser l'adrénaline. Réflexe instinctif, celui de lever brutalement la couverture, son radius entamant de s'allonger vers le nuisible. Que ce dernier s'arrête in extremis devant le front d'une petite fille.

-... Tu vas bien ?
-Ah... Pardon Eimi ! Pardon ! Je voulais pas... Je m'excuse ! J'ai...

Des explications inintelligibles de par les sanglots. Le tout, appuyé par des mains hésitantes, vacillant entre approche et répulsion vis-à-vis de ce petit corps épargné de peu. L'une d'elles de saisie, délicatement.

-C'est bon. Je ne t'en veux pas. Par contre...

Des gargouillis.

-Ah.
-S'il te plaît !

L'oubli ayant fait son temps. Aucun repas de servi depuis la veille. Partir vers la cuisine le plus discrètement du monde, au beau milieu de la nuit. Un secret qu'elle se devait de préserver à tout prix. Une confiance aveugle en Calum qu'elle montrait tous les jours. Pour autant, l'appréhension qu'il découvre sa protégée. Un choix à venir ? Frémir à cette simple pensée. Se sert-elle dans le frigo que cette présence lugubre réapparaît en son dos. Se retourner brusquement, pour ne rien y voir. Un danger... C'est rentré ? Ne se sentir en sécurité... Se précipiter jusque sa chambre, haletante.

*

Assoupie sur son lit. Livrée à Morphée. Une éternité qu'elle ne s'était reposée. Parmi toutes celles que la Muda avait expérimenté, cette peur avait une saveur toute particulière, comme une seconde peau, ne lui laissant nul répit. Cette peur la suit, ne l'abandonne jamais, l'épie toujours. Des spasmes dans son sommeil, suivis de gémissements. Agressée. Torturée. Tuée. Se réveiller en sursaut, couverte de sueur, l'air alerte. Balayer chaque recoin du regard. Un pressentiment soudain. Se lever et s'avancer lentement vers un placard. L'ouvrir doucettement, angoissée, pour y trouver une Eimi qui dormait à poings fermés. Un soupir de soulagement vite contrebalancé par cette même impression oppressante. Ça ne la lâchait pas. Non... Une différence par rapport aux autres fois... ça l'appelait... ça l'attendait... La dernière de ses envies... celle d'y céder... Pour autant, l'intuition que c'était dans son intérêt. Ainsi, sortir dans la nuitée. Se diriger là où la menait son instinct. Une erreur ?

Et la première nuit, cela ne fut qu’un murmure, glissé au creux de l’oreille endormie, et le murmure disait : « Voilà l’enfant ». Et des doigts pâles se perdirent dans la chevelure sombre de l’enfant, et des ongles grattèrent doucement sa peau, car la peau était une porte dont les ongles voulaient franchir le seuil. Puis il y eut une caresse suivie d’une promesse, et le matin vint.
Et pour la seconde nuit, promesse fut tenue.
Et pour la troisième nuit, et toutes les suivantes, vinrent les frémissements silencieux. Au cœur de l’obscurité, la minuscule chambrée accueillait un univers entier, et celui-ci s’y glissant sans une once de bruit, ignoré par ceux qui, pourtant, s’endormaient en sa couche. Des angles de la pièce naissaient le sanguin, et le sol se tapissait de fleurs funestes qui se balançaient mollement dans les airs, et dont la chair morte s’en allait toucher, avec curiosité, le visage des endormies. Un regard veillait sur ces belles choses, se tenant dans le rôle en spectateur privilégié, et ne chuchotant que parfois : « Voilà l’enfant ».

Les ténèbres passèrent longuement au sein du cœur pourpre, et jamais ni le regard humain, ni les éclats de l’aube ne parvinrent à les surprendre. Elles demeurèrent là, cachées sous la surface, à attendre, vigilantes, de passer le seuil pour entrer.
Quelques manifestations les trahissaient, discrètes mais criantes ; les murs craquaient plus que de raison, la température chutait grandement par endroits, et lorsque l’on se trouvait seul, au détour du regard semblait se tenir une silhouette sombre, et la silhouette parlait et disait toujours : « Voilà l’enfant ». Quand l’on tentait de l’apercevoir bien mieux, la forme disparaissait, et derrière elle, n’étaient que les soupirs et les mots éteints.
Le cycle incessant de ces visites dura, comme les cauchemars qui persistaient encore, malgré l’éveil, survivant au jour comme à la raison.

Un soir, guère différent des autres à vrai dire, la blafarde jeune fille se prit d’un élan de courage. Les chuchotements sifflaient près d’elle, lui sommaient de quitter le doux repos de son confort ; elle obéit. On la guida vers l’extérieur, dans le froid jardin, et curieusement, les lumières de la ville, qui auraient dû briller en cette heure même tardive, étaient aussi aveugles que le reste de la nuit. Seule la lune, en quelque œil blanc indifférent, dispensait une lueur diffuse sur le monde qui ne lui était de rien. La mortelle s’éloigna de son refuge, pour s’aventurer dans l’étendue herbeuse qui était chaude et vivante sous ses pieds, et respirait.
Sous les brins, des océans de sang fluctuaient dans le silence nocturne, desquels s’élevaient les murmures. Aux murmures se joignirent les sourires et les rires ; le sol s’éventra, et la Mère recouverte de son manteau sanguin s’en arracha Sa robe s’étirait en un tissu d’organe et d’ombres, dont les plis étaient de visages grimaçants, et les aspérités de bouches édentées. Des murs et des murs de membres s’élevèrent pour lui dresser un trône, sur lequel la Mère se tint, royale et souveraine ; lentement autour d’elle, ses enfants naissaient en bourgeons précieux. Ce qui n’était jusqu’alors qu’un jardin devint une assemblée obscure, aux frontières noires, et aux spectateurs indicibles.
Celle qui régnait sourit et dit :

« Voilà l’enfant. Avance ; marche avec crainte. Je n’ai oublié ta colère ; elle n’est rien en comparaison de la mienne. Avance, parle, et dis-moi quel est ton nom, toi qui es un souffle sur mon échine. »

Guidée jusqu'à un coin de verdure isolé où il lui aurait été difficile de distinguer son environnement si elle n'avait pas passé une vie à s'y fondre. Un scepticisme certain au constat qu'aucun de ces poteaux n'émettait de lumière alentours. Au fond, un dysfonctionnement allant pour la mettre dans une posture plus rassurante. Peu importe les mois passés à se faire aux gens, un malaise encore bien vivace ; celui de se mettre à découvert, exposée à la vue de tous. Curieuse attitude que de craindre l'obscurité. En effet, une alliée précieuse quand il s'agit de se dissimuler, où de se substituer à la vue d'une menace afin d'en réchapper. Quand bien même, elle l'était tout autant quand venait le moment de chasser, de surprendre ces proies du jour et ce, dans l'optique de ne leur laisser aucune chance. De vieux restes de sa vie d'antan, encore prégnantes, lui faisant bien sentir dans quelle posture elle était placée. Celle de la proie.

Une aura sinistre, appuyée par des phénomènes proprement menaçants. D'abord des murmures, puis des manifestations matérielles d'une apparence à rendre malade quiconque n'avait pas rentré ses serres dans les viscères visqueuses d'un semblable. Alors que sortait de ces immondices difformes une silhouette humanoïde, Muda jaugeait tout le danger qu'il y avait à demeurer sur place. Une menace d'autant plus évidente quand se laissa reconnaître ce visage insipide. Un souvenir vieux de deux ans, mais dont le caractère traumatisant l'avait gardé intact.

-Mais t'es... Je t'ai vu... cette fois. Que...

Un frisson le long de son échine, amplifié par cette brève réplique entendu de nombreuses fois ces derniers jours, jusque dans ses songes. Le regard en alerte. Une réaction en contradiction avec ce qu'elle aurait dû éprouver en la voyant, à savoir une colère sourde qui ne laisse pas sa place à ce souci de survivre. Un bourreau évident, mais d'un passé que la cannibale d'autrefois avait pris soin d'exorciser. Non qu'elle ne ressente plus la peine de la perte ainsi que la frustration de l'injustice... Néanmoins, se trouver à un moment où ce n'était plus ce qui importait. Bien vain l'idée de se défausser du regard de son interlocutrice. Éprouver cette sensation comme une évidence. Et pourtant, sentir en filigrane qu'elle ne ferait long-feu immobile à rentrer dans le jeu de cette femme. Sans doute était-ce pour cette raison qu'elle se mettait à reculer, subrepticement, sans même s'en rendre compte.

-Muda...

Une voix à peine audible, tandis qu'elle ne la lâchait pas du regard. Incapable de se résoudre à se plier à une autre exigence que celle de lui donner son nom. S'approcher ? Chaque parcelle de son enveloppe charnelle le lui interdisait. Derrière cet élan de fermeture à l'autre, une question qui se répète inlassablement dans son esprit.

-Pourquoi t'es là ? … Tu vas me faire quoi ?

Craindre de connaître la réponse.