C’est donc le ventre plein et traînant derrière elle la carcasse encore tiède de Freya que la meute se dirigeait maintenant vers son objectif final : Las Noches. Malgré le fait que Daestra n’y avait mis les pieds depuis des cycles, sa réaction fut sans surprise. Conformément aux propos de Vilmar lors de leur rencontre au cœur du canyon la cité d’ivoire s’entourait à présent d’un large anneau résidentiel peu commun. Or il est rare, pour ne pas dire impossible en temps normal de croiser ce type d’infrastructure en d’autres points du Monde Creux. Voir apparaître une telle chose sur son radar sensoriel eut donc l’effet escompté. Elle stoppa sa course un moment, le temps de sonder plus avant les parages à la recherche d’âmes qui y vivraient. Compte tenu de l’ampleur du phénomène, c’est non sans interrogations que le squale nota une faible densité de population en plus de sévères dommages tant sur l’ensemble des bidonvilles qu’au-delà des remparts. Quelque chose de grave s’était vraisemblablement produit peu de temps avant son départ du désert de roche.

Afin d’en avoir le cœur net, et puisque cela rentrait de toute manière dans ses plans la Matriarche se tourna vers ses filles pour leur faire un rapport tout en annonçant qu’il leur faudrait maintenant comprendre le pourquoi de ce chaos. Au début il était simplement question de répondre à une invitation douteuse. De la part de Santo. Et visiblement, elle n’était pas si anodine que ça, cette proposition.

Ainsi le convoi reprit sa course lente en direction des portes. Ici plus qu’ailleurs l’étrange bourdonnement s’insinuait en eux, comme s’il imprégnait littéralement chaque brique, chaque corps primitif, chaque regard qui les dévisageait au cours de leur passage solennel. A aucun moment l’on tenta de les distraire, ni même d’entrer en contact avec les suivantes parfois trop dissipées ou subjuguées face au spectacle insolite. La Principessa elle, prenait soin d’enregistrer chaque empreinte, chaque geste, chaque battement de cils sans pour autant que cela ne perturbe sa démarche impériale. Froide. Sur son sillage la foule se regroupait, curieuse, avant de disparaître aussitôt et rejoindre les vestiges d’un refuge dérisoire.

Lorsqu’enfin les taudis laissèrent place à la gueule béante du Pouvoir immaculé, on fit halte. Là l’hybride rebroussa chemin momentanément jusqu’à atteindre le cadavre de son dernier repas, qu’elle saisit ensuite sans ménagement avant de le projeter d’un geste autoritaire et brutal quelques mètres au-devant. Si bien que la dépouille viciée alla presque se répandre en tripailles et boyaux contre l’un des gigantesques battants, pour au final choir à la manière d’une poupée de chiffons au seuil devant lequel passa une poignée de silhouettes en uniforme.

N’ayant pas la patience de s’introduire convenablement, ni de demander la moindre autorisation pour pénétrer en ces lieux Daestra fit mine de s’avancer en flottant légèrement. Son timbre glacial emplit l’air d’un écho sinistre. Les mots, eux, se dirigèrent vers celle qui venait sans se rendre compte d’être prise dans les filets du requin. L’ultime rempart.

- Mon nom est Daestra Chibiko, souveraine de par-delà le Yermo, ancienne Lame renégate et bourreau de vos semblables. Je viens ici parce que votre roi a cru bon s’entretenir avec moi. Je lui apporte donc un… Cadeau. De rigueur.

Elle désigna feu Freya qui à défaut de lui être utile de son vivant servirait dans sa mort. Car de toute évidence, elle fut également ciblée par la couronne ou du moins, évincée de sa coure. On ne pouvait donc par rêver mieux comme offrande empoisonnée.

*Et me faites pas attendre, où ça va mal commencer*

L’étrange créature lui faisant face ne lui inspira rien sinon une pointe narquoise tue au creux de ses lèvres entrouvertes en un rictus moqueur. La bête, chétive et frêle d’apparence, transpirait de l’arrogance de ceux qui trahissent une trop grande confiance en leur titre ou leur force si dérisoire soit-elle. Et si ses yeux auraient pu dans une autre vie lui dépeindre la chose d’une façon plus conventionnelle, ce sont bien les ondes émises par le squale qui l’en informèrent. L’aspect extérieur du corps n’est rien de plus qu’une vulgaire façade que l’on décore comme bon nous semble, une coquille. Raison pour laquelle notamment Daestra ne se s’encombrait jamais d’aucun tissu de quelque sorte, préférant de loin sa parure primitive en parfaite adéquation avec son double Moi intérieur. Jumelles qui s’attardèrent ensemble, en silence, sur ce curieux bambin tandis qu’il déclinait son identité et s’étalait sur des détails vraisemblablement d’une importance certaine pour qui daignerait s’en soucier. Or la Principessa ne retint que peu de choses, des termes familiers. La mort, Santo, Sima, Borick.

Dès l’instant où elle discerna ce dernier nom dans le tumulte désorganisé de l’enfant, son esprit immédiatement se figea. Lui. Recruteur au sein de l’Exequias. Pourtant il ne lui sembla pas avoir humé le si subtil fumet spirituel de son plus vieil ami. Ami, encore que celui-ci ne devait probablement plus être aujourd’hui considéré comme tel après qu’elle ait en des temps qui semblèrent immémoriaux fait rejoindre l’oubli à son autre frère le Primera Dark Ezeckiel. Tous trois furent jadis liés par un noir secret mêlant conquête, trahison et pouvoir. Et ce plan par deux fois connu l’échec. Vint son exil et presque aussitôt la mort présumée de l’autre, ce qui avait alors dû laisser sa pauvre flammèche dans une position très inconfortable. Voilà pourquoi cette nouvelle ne la réjouie pas plus que de raison. D’autant que sa présence semblait peu probable.

Et pendant que son interlocutrice improvisée continuait de s’adresser au vent, le démon lui confia dans un accès de légèreté certains détails et suppositions de mauvais goût en rapport avec la gamine et son supposé recruteur. Pensée évidemment transmise à toutes les filles alentours qui ne purent s’empêcher un ricanement étouffé, à l’exception de Stup qui bien évidemment ne manqua pas chuchoter de nouveau le quolibet à sa voisine comme pour tenter la récidive comique. En vain.

- J’crois bien que la p’tite elle voudrait une dédicace M’man. Héh… Sont mignonnes à c’t’âge là, je suis sûr que ça débat pas si on la…

La matriarche n’eut qu’à claquer de ses doigts osseux pour que les mots se meurent sur les crocs de la gigantesque gueule abdominale de Stup qui aussitôt soupira, prétextant qu’on ne la laissait jamais s’amuser. De fait, il aurait été malvenu de se moquer ouvertement du premier soldat rencontré sur le seuil d’un royaume dont on avait été banni quelques temps auparavant. Non pas qu’elle craignait quoi que ce soit, les lieux n’étant guère plus qu’une aire propice à la chasse ouverte. Mais de plus importants propos animaient son cœur pour l’instant, et il lui faudrait s’en délester d’abord.

- Je n’ai que faire des honneurs ou du pardon, petite Aessa. Notre cher Borick devrait t’enseigner ces choses, ou tu rejoindras un jour ton défunt monarque dans les vastes terres de l’Oubli. Ce qui ne peut être dompté, doit être chassé. Ainsi va le monde.

Ses orbites se mirent à luire, et se tordre. L’appel, sourd, corrodait toujours plus son âme souillée et l’autre n’y tenant plus, refit surface. Les volutes pourpres dessinèrent alors un regard sanguin, spectral. Presque paniqué et à l’affut. Si les rumeurs ou les légendes entendues au cœur du canyon s’avéraient juste, ce monde courrait à sa perte. Il y avait clairement de quoi se sentir menacé contrairement à ce que la petite semblait leur dire. Et pourtant, en y regardant bien on pouvait noter certains faits étranges. Cette chose, ce prédateur primordial, ce dévoreur insatiable… Combien d’âmes avait-il laissé dans son sillage, combien de témoins aussi ? Peut-être n’était-ce pas lui finalement, ou peut-être devait-il attendre avant de s’éveiller totalement.

La Principessa n’avait jusque ici porté aucun crédit aux mythes de ce monde ni d’ailleurs. Mais un sentiment profond, sincère, couplé aux récents contes entendus depuis sur la route de Las Noches firent naître le doute en son sein. La meute, alerte, palpa le malaise mais ne s’en inquiéta outre mesure.

- Aussi le monstre que tu nommes ne doit être sous-estimé, s’il s’agit bien de lui. S’il peut vous botter le cul en agitant le queue, on peut sans peine imaginer ce qu’il vous fera si vous vous foutez de sa gueule… Façon de parler. Ce qui m’amène à cette question : qui dirige vos troupes désormais ?

Son timbre était chevrotant, désaccordé. Sous les coups de l’appel, sourd, l’esprit perturbé ne sut prendre de décision et le trône de l’âme se retrouva partagé.

Partagée, son aura l’était tout autant. Lasse de parlementer ainsi en plein milieu du dédale d’ivoire le spectre carmin du monstre tentait vainement s’extirper de sa geôle, dans le but de se dégourdir les jambes et paraître moins sotte pour quiconque croiserait présentement leur route. Malheureusement pour elle les clés du monde physique n’étant pas en sa possession, c’est donc un double éthéré qui se dessina brièvement à l’endroit même où siégeait la chrysalide immaculée. Son image devint instable l’espace d’un instant, la silhouette déchirée entre deux plans de l’existence. Mais cette lutte intestine ne sembla pas perturber la Principessa qui, contrairement à son auditoire n’en avait pas réellement conscience.

Toutefois son esprit, porté par l’initiative subconsciente du monstre se mit à diriger la carcasse lunaire, à arpenter machinalement la plaza tout en buvant les paroles de la jeune Exequias. Son attention, absente, s’orientait vers le lointain. Vers l’imperceptible. Car les révélations sur Sima n’auguraient rien de bon, tant pour elle que pour le reste du voile existentiel. Aussi divagua-t-elle sur les différentes options envisageables, lorsqu’une question personnelle l’extirpa de ses songes inquiets. Outre l’aspect intrusif, on pouvait sentir la douce puanteur de l’excitation embaumer littéralement ses sens et les mots projetés dans l’abîme. Le squale fit d’abord mine de ne pas y prêter crédit, et dévisagea froidement la gamine de ses orbites à la fois mortes et animées. Puis elle daigna répondre sur le ton glacial qui la caractérisait, et dans le seul but de couper court aux tentatives déplacées. Nul n’est en droit de sonder son cœur sinon elle-même.

- Je ne suis de ce plan, ni d’aucun autre. Les liens du pouvoir depuis toujours glissent sur mon corps, n’y trouvent la moindre prise. De cela Grimmjow ne put s’accommoder. Et ce qui ne peut être dompté, doit être chassé. Ainsi va le monde.

Elle devina par ailleurs les intentions sous-jacentes de son interlocutrice et, amusée, n’en releva pas la teneur afin de ne pas plus la vexer. Si elle exécrait aujourd’hui toute forme de domination par le relationnel, le simple fait d’aduler secrètement quelque chose ou quelqu’un trahissait selon elle une faiblesse impardonnable. Ses propres filles, qui répondaient davantage aux critères du syndrome de Stockholm qu’un amour sincère à l’encontre de leur mère adoptive se voyaient régulièrement houspillées lorsque leurs sentiments s’étalaient plus que de raison.

Une tare dans un monde dominé par la haine ou la violence aveugle, et au sein duquel tout relâchement pouvait être aussitôt puni. Aussi la Principessa s’était pendant longtemps contentée d’une vie en solitaire, car il était évidemment plus aisé de se soustraire face à de telles complications. Pour autant, elle ne regrettait pas d’avoir un jour réduit son actuelle meute en esclavage. Le temps aidant, toutes s’adaptèrent et se démarquèrent dans un domaine ou dans l’autre, ce qui rendait le quotidien moins pénible et plus amusant, sans trop sacrifier de la part acquise jusqu’alors.

L’arrivée de Sima changerait sa vie de façon notable. Une marque indélébile qui marquerait même, probablement, sa perte. Puisqu’à moins de trouver refuge sur un plan de l’existence encore inconnu des autres races peuplant l’univers chaque créature aussi puissante soit-elle n’oserait se croire en sécurité. Peut-être était-ce donc ça, l’objet de sa venue ici. Organiser, et unir les peuples dans l’optique de lutter contre ce fléau.

- Et le monde frémit. Votre peuple se meure. Nous ne devrions pas rester ainsi… Si Pastor n’est plus en mesure de me recevoir, alors j’attendrais la venue d’un nouveau monarque. La situation est grave, je ne peux me permettre de repartir maintenant.