Ils furent les cauchemars avant les Cauchemars. Des visages penchés sur elle au creux de la poussière, sous le giron de la nuit, à se nourrir de son corps, de ce qu’elle avait de femme ; les bourreaux gémissants qui l’écrasaient de leurs poignes impitoyables, et la réduire à n’être plus qu’un petit rien de chair, piteux et faible. Ils furent les garants de son tourment, duquel elle ne put s’extraire tout le temps qu’il dura. Pourtant, Elle y survécut. Elle resta intacte là où ils l’avaient voulue brisée. Elle n’oublie pas, cependant. Jamais.
Finalement, il vint le temps de rendre les coups, d’équilibrer les compte, de payer en terreurs ce qu’elle-même avait dû endurer. Elle les traqua, un à un, au fil des ombres, prédateur à son tour, et non plus proie. Au terme de chaque chasse, elle n’accorda à aucun de ses anciens tortionnaires la moindre once de pitié, les donnant entiers à l’appétit de sa Dame. Les murs et le sol furent repeints en rouge partout où elle allait, et chaque étape de sa revanche lui donna le sentiment de la tâche accomplie. Les années n’avaient tu un seul murmure de son amertume, et celle-ci s'exprima enfin dans toute sa brutalité.

La dernière moisson achevée, il ne demeura en la jeune femme plus qu’un contentement mort-né, tué en pleine naissance par un vide soudain. Elle se figea dans son élan, sans ressentir d’entrain devant la dépouille du dernier homme, alors qu’il fut de son vivant le plus ignoble d’entre tous. Elle se contenta d’essuyer sa lame sur lui, aux quelques derniers endroits de ses habits épargnés par le pourpre, puis s’en fut, laissant dans son sillage la mort d’êtres que personne ne regretterait vraiment.
Regagner l’air frais du dehors lui permit de se débarrasser de la moiteur du carnage, de l’abandonner tel un habit alourdi par la saleté. Asuna s’emmitoufla dans sa cape éliminée aux teintes brunes sales avant de s’aventurer dans les dédales de ruelles, et mettre le plus de distance entre son œuvre et elle. Spectre silencieux, elle erra dans l’indécision le plus complète, hésitante d’un carrefour à l’autre entre le choix de rentrer ou continuer sa marche, sous la lune blafarde. Finalement, la dernière perspective l’emporta. Elle partit pour plusieurs heures dans un lieu d’allées sombres, de misères ternes, de vœux jamais exaucés et de murmures angoissés.

De temps à autres, elle croisait d’autres fantômes humains, aussi perdus, aussi inconsistants. Asuna ne les regarda pas, pas plus qu’ils ne la regardèrent. Sauf un, peut-être, au moment où un éclat lunaire fendit les ténèbres sur son visage, pour la dévoiler à la vue de quiconque l’observait. Une expression mélancolique agrippée aux traits de la femme pâle, évanescente sous la lueur d’un œil blanc.

La jeune femme se fondit dans les ombres et la pluie, dans un enfer noir et humide. Elle se laissa absorber par l’indifférence des autres passants à son égard, filant au fil de leur mémoire, jusqu’à ne plus exister en dehors de sa propre conscience. Les souvenirs comme les mots n’eurent plus d’emprise sur elle, et l’ivresse qui en découla lui permit de se ressaisir, de ne plus se soucier des pleurs du ciel contre son visage, d’écarter sans ciller tout faux semblant de culpabilité.
Elle s’échappa dans les méandres du dédale, alerte quant aux regards pesant sur ses épaules. Un frisson lui hérissa l’échine, ses dents claquèrent, ses yeux furent comme fous, retournés dans leurs orbites. Elle sut instinctivement qu’on l’avait vu, alors elle partit loin dans les ténèbres, jusqu’à être oubliée.

Elle s’installa sans bruit sur le banc aux cotés de l’homme. Son vêtement humide la glaçait jusqu’aux os, elle n’en manifesta aucune gêne, sa figure inflexible malgré les pensées agitées. Son regard porta loin au-dessus de l’épaule du borgne, vers la voûte nuageuse, vers les étoiles au-delà, et l’aube qui s’annonçait. Ce fut alors que sa tête s’alourdit sous l’effet d’une aussi soudaine que pesante fatigue. Asuna avait ces moments d’épuisement où la lassitude l’emportait sur sa combattivité, où paraître indestructible en permanence aux yeux d’autrui n’avait plus d’intérêt, et où l’envie de n’avoir à rendre de compte à quiconque se faisait plus forte que jamais. Son crâne ploya sous son propre poids et se posa contre l’épaule du Serpent. Sa chevelure blonde ruissela en cascade le long du bras noueux, fleuves d’or terni par la pluie et l’usure. Ses yeux, naturellement, se fermèrent, et elle se laissa aller à ce repos éphémère mais absolu, en dépit du peu de temps qu’il dura.
Ainsi abattue, elle s’imagina sous les traits d’une vieillarde chétive, le poids écrasant des siècles ayant flétri tous ses membres.

« Quand je suis ici, dans ce cloaque, je me sens d’une vieillesse inconsolable, murmura-elle de ses lèvres fripées. Il y a tant de pourriture ici. Dans l’air. Dans les murs. Dans le sol. Ceux qui y vivent l’ont aussi marquée sur leur front. Une gravure qui ne disparaît jamais. »

Machinalement, elle passa sa main osseuse sur son visage amaigrie, du moins c’est l’impression qu’elle eut de son geste. Sous ses doigts cagneux, elle sentit sur son front la cicatrice invisible mais d’incandescence douloureuse.

« Quel genre de paix tordue trouvez-vous à venir ici, Lieutenant ? »

Asuna ne répondit pas immédiatement, ses lèvres scellées dans le silence, tout comme l’étaient ses paupières dans la fatigue. L’eau ruisselait le long du visage de la jeune femme sans y soulever un frisson : le marbre ne tremblait pas. Autour, la pluie cessait ; ses mornes clapotis s’éteignirent progressivement contre la boue et la tuile, laissant chaque chose auréolée de fraicheur, purifiée pour un temps de la routinière saleté. Un temps, seulement.

« Vous semblez avoir trop de souvenirs, déclara-t-elle finalement. Vous n’êtes pas comme ceux qui sont arrivés ici la tête creuse, vides de ce qu’ils étaient. Vous êtes plus complet que la plupart d’entre nous. Si vous n’êtes personne, alors nous sommes moins encore, je suppose. »

Certaines douleurs ne meurent pas dans l’oubli ; elles demeurent à l’affût dans le crâne, à ronger lâchement l’esprit, qui ne peut identifier cette menace autrefois connue. Le Serpent trainait ses misères, mais au moins savait-il d’où elles provenaient.

« Moi ? Je ne trouve que ce que je viens chercher. Rien. Car il n’y a ici rien à trouver. Des existences usées. Des espoirs morts. Des rêves jamais nés. De la nécessité permanente. Du besoin constant. La seule richesse de cet endroit, c’est sa violence. Il en offre à l’excès. »

Livrer ainsi son opinion sur cette étendue miséreuse ne dérangeait pas la jeune femme, qui se souciait tout autant du lieu que de l’opinion du lieutenant. Elle lui offrait la possibilité de gratter le vernis, moins par sollicitude que par ennui. L’aube approchait, ses devoirs aussi, et il restait bien peu de temps à la jeune femme pour se distraire.

« Pourtant, je suis là. À croire qu’il y ait des chaînes dont on ne se défait pas. »

Finalement, elle quitta l’appui de l’homme, se redressa ; sa silhouette, sous le poids d’un morose abattement, se plia bien plus que si elle avait mille ans. Elle ouvrit les yeux afin de fixer à son tour la voute sombre d’où ne perlait plus la moindre goutte.

« Vous fuyez votre promotion. La lumière vous aveugle. Non ? »

Un ruisseau d’eau glacée coula dans son dos, un fiévreux frisson claqua dans ses vertèbres, du bassin jusqu’à la nuque. Asuna demeura raide, saisie entre le sommeil et l’inconfort. Le lieu où elle se trouvait, il était flou, cotonneux, opaque, indistinct. De grosses choses molles se tordaient à la limite de son champ de vision, des maisons ou des géants, elle ne le sut, perdue dans son imprécision. Au milieu de cet élan distordu, seul l’homme à ses cotés parvenait à rester entier dans ses contours. Asuna le regarda comme si elle le voyait pour la première fois, ou tout du moins, sans son masque, dans sa vérité nue et entière.

« Qu’est-ce que je pourrais regretter ?, dit-elle comme si la question lui apparaissait comme réellement dépourvue de signification. »

Derrière la pluie de ses cils, ses prunelles étincelèrent d’une lumière froide-amère. Ses lèvres s’entrouvrirent, sa langue fendit l’air, à la recherche de mots oubliés. Elle s’affaissa entre ses dents, morte dans sa quête. Des regrets, elle n’en avait aucun à articuler.

« J’ai expérimenté votre théorie pendant longtemps. Ramper au sol en vermine pour ne pas attirer l’attention. Se sentir libre de toute obligation. En effet, puisqu’incapable, quelles tâches à remplir si ce n’est les plus insignifiantes ? »

Son regard se porta dans le vague à mesure que les souvenirs affluaient accompagnés de la nostalgie, et la douleur.

« Je ne crois pas que ce soit cela la liberté. J’en suis convaincue. Il suffit de voir de quelle façon vous avez été forcé de vous révéler. Vous n’avez été libre de rien, à aucun moment. Comme je l’étais à une époque. Ma liberté, je l’ai obtenue en même temps que cet Haori. »

Une espèce de sourire naquit sur ses lèvres, tout à la fois gai et triste, beau et hideux.

« Il y a les obligations, oui, mais ce sont des chaînes que j’ai choisies d’endosser. La réalité, Lieutenant, c’est que la liberté se trouve là où est le pouvoir. Pour être libre, il faut être au sommet.
Non, je n’ai aucun regret d’être redevenue maîtresse de ma propre vie. »

Elle contempla son visage buriné, ses cicatrices, son cache-œil derrière lequel il n’y avait que du vide ; elle inscrivit dans sa mémoire ses traits de vieux soldat éreinté par tout, tant de corps que d’esprit.

« Je ne pense pas que vous accordiez une véritable foi dans vos propos. Vous me faites l’effet de ces hommes fatigués de se battre, et qui s’enfoncent de jour en jour dans leur usure silencieuse. Comme tous ces gens-là, autour de nous. Moins pauvres en richesse qu’en volonté. C’est sans doute pour cela que vous fondez si bien dans le décor.
Alors que si vous le vouliez vraiment, vous pourriez saisir votre liberté dès demain. »

Un goût de cendre sur sa langue : épais, amer et gris, un goût sans lendemain, vicié par un passé trop présent et trop mort. Asuna sentait un effluve derrière l’arôme de la pluie, de rouille et de grincements, qui provenait d’au-delà du Rugonkaï, d’un gouffre sans fond dans lequel reposaient des ruines rouges.

« Aucun regret…, répéta la jeune femme saisie de rêveries. »

Asuna se reprit en secouant la tête ; elle ramena ses jambes près de son buste, et se recroquevilla dans son habit. Son menton se posa sur ses genoux, sa tête s’inclina, son regard porta au loin, face à elle, sans voir vraiment.

« Vous n’avez pas besoin de brandir votre arme comme je l’ai fait. Certaines divisions n’ont pas de tête. Je suis prête à appuyer votre candidature, si vous souhaitez endosser l’Haori. »

Elle ne se tourna pas pour le voir réagir. Les propos de l’homme étaient clairs, mais son comportement pouvait changer à l’avenir, tout comme celui d’Asuna l’avait fait.

« La question n’est pas de savoir si vous acceptez ou non de porter une laisse, Lieutenant. Car vous l’avez déjà autour de votre cou, et l’avez eu dès votre mort. Ce qui importe, c’est de savoir qui l’a en main. La liberté est une illusion. Pour ma part, je ne poursuis pas les chimères. Je suis ce qui est raisonnable, et mes conclusions m’ont menée à ma situation présente. »

Elle songea à l’idée éveillée par Serpiente, celle de monter plus haut encore dans la hiérarchie. Après un temps, la jeune femme l’écarta : elle se suffisait de ce qu’elle possédait, et la seule instance supérieure n’était pas trop regardante quant à ses actes quotidiens. Une position privilégiée dont l’officier de la Seconde Division ne paraissait pas appréhender tous les avantages.

« Nous verrons où je vais. Oui. Peut-être m’élèverai-je plus haut. Ou bien je tomberai. »

La perspective ne l’effrayait pas, et Asuna ne se sentait finalement que peu concernée par la chose. « Elle verrait bien ». Elle l’avait toujours fait.

« Je ne suis un modèle pour personne. Vous n’avez pas besoin de m’attendre. »

Qu’avait été sa vie hormis un long chemin tortueux ? Elle s’égarait encore aujourd’hui sur ce sentier de terre battue qui sinuait dans une forêt sombre, qui ne paraissait avoir ni début ni fin. Il y avait les hautes cimes d’arbres au-dessus d’elle, un plafond sans la moindre faille duquel ne passait aucun rayon. Et à ses pieds nus, salis par la terre et la boue, des bourdonnements qui grouillaient.
Une errance. Sa vie n’avait été qu’une errance.
Asuna ignorait d’où elle était partie, tout comme elle ne savait où ses pas la menaient. Et elle avançait malgré tout, quand ses jambes lui étaient douloureuses, quand son dos ployait sous la lassitude, quand ses yeux se voilaient d’avoir trop vu, et quand sa propre conscience s’éteignait. Au bout, il y avait forcément quelque chose. Au bout, il y avait forcément autre chose que cet enfer.

« Quand je ferme les yeux, je rêve que je suis morte, déclara-t-elle en murmures, et je me sens bien. Il n’y a rien. Il n’y a rien d’autre que moi. Et le silence. Un silence qui ne cesse pas. Un silence qui est comme une respiration figée, là, entre deux saccades. »

Ses yeux se voilèrent du spectre d’un sentiment étrange. Asuna se trouvait bavarde. Trop, peut-être. Peu importait. L’instant s’y prêtait, et le moment venu, son souvenir se dissiperait avec la nuit au contact de l’aube.
Elle se retrouva debout sans se rappeler s’être levée. Il y avait l’homme toujours sur le banc, et Asuna se tenait mollement en lui faisant face. Ses prunelles à elle portaient vers l’horizon s’échauffant à la venue du soleil. Combien de minutes la jeune femme était-elle restée inerte dans ses chiffons, perdue en elle-même ? Trop sans doute.
Elle n’avait plus rien à dire à présent que le jour s’installait. Les secrets, plus particulièrement les siens, appartenaient à la nuit.

« Il est l’heure de nous quitter. Inutile d’en parler plus. Tout a déjà été dit. Agissez à votre guise. Mais faites le bon choix. Un mauvais pourrait bien vous tuer. »

Son regard brillait intensément en se plantant dans celui du lieutenant, et son masque de froideur se recomposait sur ses traits à mesure que l’astre solaire s’éveillait.

« Cela serait triste. »

Au milieu de la glace, il y eut un éclat plus beau.
Ce qui restait des ombres l’avala, elle s’enfuit.